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Critique de Bouteyalamer


La postérité de More, canonisé par Pie XI et honoré par Lénine comme précurseur du socialisme, est tout aussi étrange que sa vie et son oeuvre. On trouve ailleurs l'analyse de la société, de l'économie, de la politique ou de la religion dans l'île d'Utopie. En ce qui concerne la vie privée, le mélange de hardiesse et de conservatisme laisse songeur. Les femmes et les hommes qui ont reçu la même éducation participent également à une journée de travail de six heures. Les femmes accompagnent les hommes à la guerre et « ne sont pas exclues du sacerdoce ». le divorce par consentement mutuel est autorisé. Pourtant la hiérarchie de genre persiste et More ignore le travail domestique des femmes : « Le plus âgé des hommes, je l'ai dit, est le chef de la famille. Les femmes sont soumises à leur mari, les enfants à leurs parents et, en règle générale, les plus jeunes à leurs aînés » (p 156). En ville les repas sont pris à heures fixes dans de vastes salles : « Des esclaves accomplissent dans ce réfectoire les besognes quelque peu malpropres et fatigantes. La cuisine, la préparation des aliments et l'ordonnance du repas incombent exclusivement à des femmes, chaque famille envoyant les siennes à tour de rôle […]. Les adolescents — et l'on range dans cette classe tous ceux de l'un ou l'autre sexe qui n'ont pas atteint l'âge de se marier — servent les convives assis ou bien, s'ils sont trop petits pour cela, se tiennent en silence à côté d'eux » (p 160).

Comment se forment les familles ? « Une fille ne se marie pas avant sa vingt-deuxième année, un garçon avant sa vingt-sixième. Une fille ou un garçon convaincus d'amours clandestines sont sévèrement punis et tout mariage leur est désormais interdit » (!) (p 191). le choix d'un conjoint est innovant : “La femme, qu'elle soit vierge ou veuve, est montrée nue au prétendant par une femme honnête ; un homme également digne de confiance montre à la jeune fille le prétendant nu”.

Et le plaisir ? Les utopiens « divisent en deux espèces les plaisirs du corps. La première comprend l'agrément évident, certain, qui inonde les sens, comme il arrive d'abord quand se renouvellent les éléments dont se nourrit notre chaleur vitale, restaurés par la nourriture et la boisson, et aussi quand s'évacue tout ce que notre corps contient en excès. Ce plaisir nous est procuré quand nous libérons les intestins des excréments, ou quand nous engendrons des enfants, ou quand nous adoucissons des démangeaisons, en nous frottant, en nous grattant la peau” […] « Les plaisirs de la seconde espèce résultent du repos et de l'équilibre du corps » (p 180-1). More est ici plus trivial ou plus dédaigneux que Démocrite.

Comment fonctionnent les familles ? Dans les campagnes, « un ménage agricole se compose d'au moins 40 personnes, hommes et femmes, sans compter deux serfs attachés à la glèbe. Un homme et une femme, gens sérieux et expérimentés, servent de père ou de mère à tout ce monde […]. Dans chaque ménage, vingt personnes chaque année retournent en ville après avoir passé deux ans à la campagne » (p 139-140). En ville, « … on évite qu'aucune famille — il y en a six mille dans chaque cité, sans compter des districts ruraux — ait moins de dix ou plus de seize membres adultes. le nombre des enfants ne saurait être limité » (p 155). Ces familles urbaines habitent une maison qu'on échange tous les dix ans et doivent deux ans de service à l'agriculture. Comment se font ces échanges biennal et décennal ?

La maladie et la mort. Il y a quatre hôpitaux autour de chaque ville et ce ne sont pas des mouroirs comme au seizième siècle : « La présence de médecins expérimentés y est si constante que, bien que personne ne soit obligé de s'y rendre, il n'y a pour ainsi dire personne dans la ville entière qui ne préfère, lorsqu'il tombe malade, être soigné à l'hôpital plutôt que chez lui » (p 158). Chose extraordinaire pour l'époque, Thomas More justifie l'euthanasie : « Si quelqu'un est atteint d'une maladie incurable, ils cherchent à lui rendre la vie tolérable en l'assistant, en l'encourageant, en recourant à tous les médicaments capables d'adoucir ses souffrances. Mais lorsqu'à un mal sans espoir s'ajoutent des tortures perpétuelles, les prêtres et les magistrats viennent trouver le patient et lui exposent qu'il ne peut plus s'acquitter d'aucune des tâches de la vie, qu'il est à charge à lui-même et aux autres, qu'il survit à sa propre mort, qu'il n'est pas sage de nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, qu'il ne doit pas reculer devant la mort […]. Ceux que ce discours persuade se laissent mourir de faim, ou bien sont endormis et se trouvent délivrés sans même avoir senti qu'ils meurent. On ne supprime aucun malade sans son assentiment et on ne ralentit pas les soins à l'égard de celui qui le refuse » (p 190-1).

Et la démographie ? L'ile est stable dans sa population et ses institutions depuis sa fondation par Utopus, 1760 ans avant la visite de Raphaël Hythlodée qui y passe cinq ans avant sa narration en 1516, ce qui la fait remonter à l'an 249 avant notre ère. Elle comporte 54 villes de 6000 familles de 10 à 16 membres adultes (soit 3 240 000 à 5 184 000 habitants), sans compter les enfants et les districts ruraux. Avec de telles familles, elle aurait dû croître monstrueusement. La solution est la formation de colonies : « Si les indigènes refusent d'accepter leurs lois, les Utopiens les chassent du territoire qu'ils ont choisi et ils luttent à main armée contre ceux qui leur résistent » (p 155). Les esclaves, les colonies de peuplement, summum jus, summa injuria.
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