Cultive les Fleurs de ton esprit
Et le monde en sera parfumé.
- Pourquoi sont-elles toutes les trois habillées de la même façon? me demande Sam-san.
Ce sont des orphelines. Elles portent l'uniforme de l'orphelinat, dis-je, en espérant que mon pensionnaire ne poserait plus de questions aussi embarrassantes. (Mais il y a tant de choses gênantes à Hiroshima).
- Qu'est-ce que c'est, ce bouquet de fleurs qui descend la rivière, Yuka-san?
- Un bouquet? (Je sens mon visage se glacer). Ce sont des fleurs fanées qu'on a jeté à l'eau.
...
- Ce n'est pas vrai, s'écrie-t-il enfin, 'est vraiment un bouquet.
Ils sont peu nombreux, les soixante-dix-mille cent cinquante morts d'Hiroshima, au regard des trente-huit millions et quelques centaines des milliers de morts présumés de la Dernière Guerre mondiale. Mais comme les carbonisés d'Oradour, comme les fusillés de Châteaubriant ou de Philippeville, ils pèsent plus lourd que tous les autres dans la conscience criminelle des hommes. Certains ont été punis. D'autres le seront encore.
Maeda-san est semblable à un jardin, à un petit jardin rempli de fleurs précieuses. Chaque jour, il défriche une nouvelle parcelle de lui-même, la bêche, la désherbe et l'arrose et sème de nouvelles fleurs. Privé de soins, dit Maeda-san, l'esprit devient une terre sauvage infestée de serpents venimeux et envahie de ronces.
Vingt mille personnes reposent au fond du fleuve. Comme maman, elles se sont précipitées en flammes dans les eaux. Les gens viennent aujourd'hui déposer des fleurs à la surface de la rivière. C'est la seule tombe qu'ils peuvent fleurir.
- Est-ce que beaucoup de jeunes filles au Japon s'appellent Ohatsu?
Petite sœur lui explique alors la légende d'une jeune fille d'autrefois, appelée Ohatsu, qui se donna la mort par désespoir d'amour. A cause de ce geste romantique, elle est honorée depuis des siècles.
- Se tuer par amour ! Eh bien alors, c'est bien japonais, ça ! s'exclame l'américain. Petite Ohatsu, est-ce que vous feriez ça ? Est-ce que vous vous tueriez par amour ?
- Oh ! oui, bien sûr, bien sûr ! s'écrie ma petite sœur avec passion.
"Nous sommes une espèce à part, des hommes radioactifs, les seuls spécimens de ce genre sur la surface de la terre. Nous sommes tous frères et sœurs."
Oh § Il y a des années que je n'ai pas couru ainsi. Je vole littéralement dans notre rue sans lumière et je traverse le terrain vague où chaque matin j'amène mes vieilles amies, Nakano-san et Tamura-san. Le vent a défait mes cheveux qui me balayent le visage et m'aveuglent. Je poursuis ma course, à bout de souffle à chaque pas, courant toujours...
... Et, brusquement, j'ai l'impression de ne plus être seule, que partout autour de moi, il y a des fantômes. Il y a quinze ans, je courais ainsi dans les rues au milieu de la foule éperdue, et pendant quinze ans, ils ont continué à courir dans ma tête. Cette nuit, ils me poursuivent avec leurs visages carbonisés, avec des lambeaux de chair arrachés de leurs épaules. Je les reconnais. Ce sont eux que je vois dans mon cauchemar. Cette fille au visage rongé par les flammes, cet homme qui porte sa femme morte sur son dos, ils couraient avec moi ce jour-là. Ici, c'est un groupe d'écoliers écroulés, les uns sur les autres, tous morts. Là, c'est un chien, les pattes prises dans l'asphalte fondu. C'est ce qui nous attend tous si nous ne courons pas assez vite. Vite, vite, ou nous serons rôtis vivants. Il faut aussi que je retrouve maman. Loin devant moi, j'aperçois la ligne noire du fleuve et des ombres qui plongent dans ses eaux. Comme des torches vivantes, les cheveux en flammes, les femmes s’élancent du rivage en grappes serrées. Est-ce que maman est parmi elles ? Où est maman ? Où est-elle ?
Que faire ? Dans une situation difficile, offre toujours du sake, disait tante Matsui, cette vieille dame si avisée. Le saké a sauvé d'innombrables situations, et en sauvera bien d'autres encore.
A 8h15, Eatherly se trouve juste au-dessus d'Hiroshima. Il donne au bombardier l'ordre de lâcher Little Boy. A 8h16, Hiroshima est effacé de la surface de la terre.