Cette génération, comme toute génération, croyait vivre la fin de l’histoire en enterrant l’ancienne. Elle venait au monde, dernière arrivée, en se considérant comme l’avant-garde qui allait creuser la tombe de la précédente. Mais, même les avant-gardes les plus sublimes sont frappées d’obsolescence (programmée). Vingt ans d’écart et on parle déjà de préhistoire.
Sa bonne volonté ne l'avait pas empêché de s'échouer sur les réseaux sociaux, de la même manière qu'une mouche fatiguée se colle à un miroir, piégée par son reflet et l'impression de profondeur offert par la glace.
Ils faisaient cap sur Mehetia. Rose pensait aux Marquises.
Eux avaient projeté de s’installer sur cette île sortie du néant, un caillou posé sur l’océan. Monsieur G expliqua brièvement dans un brillant monologue qu’il y avait trop de monde aux Marquises. Trop peuplé. Trop bousillé. Ce n’était qu’un mouroir pour des carcasses d’artistes comme Brel, Gauguin, et bien d’autres encore. Mehetia était inhabitée et difficile d’accès. Monsieur G
la présenta comme un délicieux jardin abandonné.
La composition dans son ensemble ressemblait à une oeuvre d’art abstraite peinte par un artiste avant-gardiste, un festival de couleurs irisées par les reflets ondulés de l’eau épousant les coraux. Ils restèrent plusieurs heures en apesanteur, évoluant en trois dimensions dans ce milieu liquide.
Bleu tenait Rose par la main afin de l’accompagner dans cette expérience minérale et minimaliste. Elle finit par se prêter au jeu. Chaque cavité révélait des animaux magiques. Ils vivaient ça comme un baptême d’explorateur. Ce monde était vierge, comme eux l’étaient de ces mondes.
Depuis près d’une semaine, ils vivaient seuls, à deux, sans aucun contact
ou presque. C’était comme une immersion en apnée, ils n’avaient personne d’autre avec qui se quereller. Faute de mieux, l’un servait de bouc émissaire aux humeurs de l’autre en rabaissant le niveau de la discussion à de soudaines chamailleries, aussi brèves qu’inutiles.
La rumeur d’un changement cavalait dans les rues depuis des années. La société et l’économie avaient un arrière-goût de fin de cycle.