Il était le centre de mon univers. Si je l'aimais, ce n'étais ni pour sa beauté ni pour ses qualités. Je l'aimais parce que je ne pouvais faire autrement. C'était cet amour qui gardait en vie la flamme dans mon cœur. Je n'aurais pas pû expliquer cela à quiconque, pas même à mon mari. Je vivais et respirais pour lui.
La cupidité nous enseigne à surmonter la peur, mais pas à la vaincre.
Mais je prenais peur aussi s'il se blotissait trop sous mon aile. Cela ferait obstacle à sa virilité s'il était dominé par sa femme, et personne ne respecte ni n'estime un mari soumis, dépourvu de personnalité.
Mariée à sept ans, veuve à douze, je n'avais même pas l'âge de comprendre. Avant même que mon corps se réveille, on m'a rasé les cheveux, j'étais réduite à un plat de riz par jour et je jeûnais pour ekadoshi (1). Comment peux-tu comprendre ce que j'ai vécu ?
(1). Les journées d'ekadoshi, dédiées à Vishnu, sont destinées à purifier l'âme et le corps. Les veuves des castes supérieures doivent jeûner pour ekadoshi au onzième jour du demi-calendrier lunaire.
Je suis certaine que je serai un fantôme après ma mort. Je hanterai les montagnes les plus reculées du monde, et les forêts, et les plages de sable. J'éclaterai de rire quand se déchaînera la tempête. Je serai trempée par la pluie. Plus jamais je ne renaîtrai femme.
J'avais laissé toute mon existence derrière moi, dans cette vallée solitaire. J'étais encore là-bas, en train d'errer. Les cheveux flottants, à pas lents, une chanson au fond de la gorge, tandis que la lune géante répandait alentour une poudre d'or. Le bruit étouffé des remous qui s'écrasaient sur les galets de la rivière... Aussi beau qu'un rêve enfoui, impénétrable.
Je m'en allai vers le lointain, main dans la main avec la solitude, ma meilleure amie.
La femme et l'homme sont censés se compléter. Je ne suis pas d'accord. Je pense que je me débrouillerai bien mieux sans homme.
Je savais que tout obeissait à des règles. J'allais devoir m'arracher à cette liberté, à cet abandon, à cette promenade de rêve en pleine nature sous la lune magique, pour rentrer chez nous. Comme je devrais un jour porter une robe de cérémonie pour prendre place sur le siège de la mariée.
Nous avions quitté la sublime vallée du clair de lune pour avancer vers nos maisons exiguës, des cagibis. Pourquoi les humains ont-il appris à bâtir des maisons ? Dans les temps anciens, ils habitaient dans les montagnes et les cavernes, sous les arbres. Peut-etre avais-je été moi aussi une femme des cavernes lors de lointaines vies antérieures, chassant les animaux avec des pierres, faisant rôtir leur chair, vagabondant au hasard parmi les montagnes et les forêts. Une vie libre de toutes entraves.