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Critique de HundredDreams


Quelle écriture ! Après l'éblouissant et vertigineux « Dans la grande nuit des temps », mes pas m'ont à nouveau mené dans ceux d'Antonio Muñoz Molina grâce à une opération Masse Critique. Je remercie Babelio et les éditions Seuil qui m'ont permis de retrouver l'écriture sublime de cet auteur.

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« Tes pas dans les escaliers » est un petit bijou littéraire dans lequel l'auteur se montre d'une justesse et d'une profondeur saisissantes.
A Lisbonne, un homme, seul, avec pour toute compagnie son chien Luria, attend sa femme, Cecilia, restée à New York pour régler les derniers détails de sa mutation professionnelle. C'est une nouvelle vie qui commence pour le couple marqué par les terribles attentats terroristes du 11 septembre 2001.

L'homme aménage l'appartement récemment acheté, l'agençant méticuleusement, avec amour, de telle façon qu'il soit à l'identique de l'ancien, comme s'il voulait tout de même préserver une partie de leur passé.
Elle n'y a jamais habité, et pourtant, Cecilia est partout présente : dans les nombreux objets chinés, dans la place de chaque objet, dans le choix des couleurs murales, dans les parfums qui imprègnent encore ses vêtements rangés dans la penderie, dans les nombreux livres achetés.
Tout est prêt pour l'accueillir, ses plats préférés l'attendent dans le réfrigérateur, la table est dressée pour deux personnes, cette attente chaque jour renouvelé entretenant l'illusion de sa présence.
Où est-elle ?

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Il y a au coeur de ce roman une absence, celle de l'être aimé.
Les pensées de l'homme ne cessent de naviguer dans un flux et un reflux incessants, entre New York et Lisbonne, passé et présent, souvenirs et réalité, absence et présence, illusions et obsessions. Des gestes, le regard d'une inconnue, des odeurs, des bruits, des objets, tout redonne vie à l'absente, tout l'entraîne vers elle.

Dans cette solitude et ce vide d'elle, le temps paraît alangui, comme suspendu.
Avec pour seul repère temporel l'effondrement des tours jumelles, le lecteur est indécis quant au temps qui passe. Les jours semblent filer et s'égrener lentement dans un fondu empli de nostalgie, de mélancolie et de douceur, sublimés par les souvenirs de jours révolus.
Ainsi le temps mais aussi l'espace se superposent : comme l'écume que ramènent les vagues, Cecilia est à la fois proche et lointaine, omniprésente et évanescente. Il y a beaucoup de tendresse et d'amour dans ces moments de vie commune et dans cette étrange attente qui se cristallise et se fossilise. Mais il y a finalement beaucoup de solitude et de sacrifices dans cette vie en suspens.

Dans cette routine qui s'installe, la monotonie creuse un abyme, le calme sensuel et voluptueux s'altère, l'attente devient anormalement longue et contribue à rendre le silence inquiétant et l'incertitude oppressante.

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Le temps semble prendre une place centrale dans l'oeuvre d'Antonio Muñoz Molina. Et s'il en était le personnage clé ?
L'auteur a en effet un talent incroyable pour l'étirer, le délier, le rendre élastique jusqu'à l'immobiliser, l'ancrer dans un entre-deux. Il a aussi cette capacité à le fragmenter, le découper en instants de vie et le restituer sans tenir compte de la moindre chronologie.

Le temps de l'attente est parfaitement maîtrisé : l'auteur donne un rythme narratif lent et distille une ambiance contemplative et feutrée qui se nuance peu à peu. Sous des dehors d'une belle simplicité, l'écriture est subtile, lucide, délicate, d'une grande intimité et d'une touchante pudeur, mettant doucement en lumière les fragilités et les non-dits de cet homme, ses espoirs, ses attentes, ses regrets, ses mensonges.

« Je suis celui qui arrive on ne sait d'où et fait soudain irruption dans un présent qui est le temps immuable de la conscience de Luria… »

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« L'attente impose le silence dans l'appartement. »

Je vois cet homme seul, déballant les cartons et arrangeant leur appartement. Je le vois, leur chien couché à ses pieds, seul, le regard tourné vers les avions qui sillonnent le ciel ou vers la rue qui s'assombrit, croyant parfois apercevoir la femme qu'il aime descendre d'un taxi, attendant ses pas dans l'escalier. Je le vois seul, assis dans son fauteuil, sourd au monde extérieur, plongé dans le récit de l'expédition en solitaire de l'amiral Byrd. Je le vois seul, enfermé dans ses pensées, promenant son chien dans les ruelles lisboètes désertes.
C'est troublant comme ces scènes illustrent la tristesse et le silence des tableaux d'Edward Hopper.

« Chaque jour est un seul jour. »

Pourtant Lisbonne est magnifique avec cette statue imposante du Christ dominant la ville et ses façades colorées recouvertes de bougainvillées. L'auteur dépeint à merveille le charme de cette ville, ses couleurs chatoyantes, le bleu métallique du Tage et l'or du crépuscule, sa chaleur écrasante et ses odeurs marines, de cuisine et de poubelles.

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Pour conclure, « Tes pas dans les escaliers » a été un très beau moment de lecture pour moi.
C'est un magnifique roman d'une lenteur hypnotique, je l'ai savouré page après page, allant à la rencontre de ce personnage ambigu et discret. Et puis viennent les toutes dernières lignes du récit qui l'éclairent de nouvelles nuances douces-amères.
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