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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations."

Voilà comment Robert Musil commence son roman : en nous entretenant de la pluie et du beau temps, dans un chapitre "D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit".
Le lecteur est prévenu.
Sur les couvertures des gros pavés de cape et d'épée, on voit parfois l'image d'un intrépide bretteur avec une lame meurtrière dans chaque main. "L'homme sans qualités" est d'une toute autre trempe, et il n'a pas une telle couverture... mais il pourrait, et il devrait en avoir ! Sous le drapeau flasque de la Cacanie, la première épée symboliserait l'incroyable difficulté de se frayer un chemin à travers le texte de Musil, et l'autre sa monstrueuse longueur.

On pourrait se demander qui aurait envie de se prendre dans l'interminable spirale de réflexions, pour la plupart totalement vaines (et très, très, complexes), sur la société, la philosophie, le droit, la morale, l'humanité et autres sujets gigantesques. Mais cela démontre d'autant plus le génie de Musil : il a réussi à présenter sa logorrhée sur les thèmes évoqués de façon susceptible à vous mettre en transe. Qu'importe que tous ces passages verbeux et tous ces murs de lamentations textuels ne mènent finalement à rien, puisqu'ils arrivent à restituer la pensée humaine bien mieux que n'importe quel "courant de conscience" ?
Ceci dit, ma "transe" n'était jamais de longue durée, et les moments où je cumulais chapitre sur chapitre dans une sorte d'extase littéraire (il faut dire que Musil ménage son lecteur par des chapitres relativement courts, aux titres attractifs) étaient entrecoupés de plus en plus souvent par une envie irrépressible de changer de lecture. Pour quelque chose qui contiendrait ne serait-ce qu'un minimum d'"action", comme on dit.

Par une étrange ironie du sort, c'est justement une "action" qui représente le motif central du roman. Et quelle action ? L'Action parallèle, pardi !
Sur le fond des préparations du 70ème anniversaire de ce cher et bienfaisant empereur François-Joseph (afin de concurrencer les célébrations des 30 ans du règne de l'empereur germanique Wilhelm), Musil nous plonge dans l'état d'esprit de la "k. und k." monarchie austro-hongroise (alias Cacanie) à l'aube de son crépuscule.
Le protagoniste principal (appelons-le Ulrich, par exemple) se retrouve au centre de l'Action, en tant que secrétaire du comité chargé des préparations. Contrairement à ce qu'insinue le titre, Ulrich est loin d'être dépourvu de qualités, mais son détachement délibéré fait de lui un excellent observateur impartial.
Les efforts pour redonner sa grandeur à "l'esprit de l'époque" s'enlisent dans le marécage du déclin généralisé, perçu par tous : la noblesse ne comprend pas les changements, et a peur de la perte des anciennes valeurs spirituelles, de ses certitudes et de l'ordre établi ; les classes émergentes veulent reconstruire quelque chose de neuf et de grand sur les ruines, mais personne ne sait exactement quoi. Ce qui n'empêche pas tout le monde de sentir que "quelque chose" devrait être fait d'urgence, sans avoir une idée précise par quel bout commencer... comme c'est authentique !
Musil décrit la vie réelle, et ses longues phrases complexes montrent toutes ses nuances, sensations, interrogations, motivations et contrastes. Les pensées se dispersent et s'envolent comme des oiseaux, pour se retrouver à nouveau, trois ou quatre pages plus tard, sagement assises sur la même branche. Il n'est pas évident de saisir toute l'ironie et le sarcasme du roman, et de suivre la mélodie du texte et le cheminement des idées de Musil tout le long de ces quelques 2000 pages.
D'ailleurs, faire deux avis séparés me semble inutile ; la seule chose qui change vraiment dans le second tome est l'arrivée d'Agathe, la soeur d'Ulrich ("la femme sans qualités", pour ainsi dire) au centre du roman, et leur intense relation (pas que) platonique. Mais tous les personnages - Diotime, Clarisse, Arnheim, Leinsdorf... ou même Moosbrugger - contribuent à la recherche de la Grande Idée : ils discutent, philosophent, se poussent, se contredisent, s'attirent, s'encensent ou s'incendient ; bref, un chaos valable sans doute pour n'importe quelle société suffisamment éclairée pour permettre une telle divergence d'opinions à la recherche du même but.

"L'homme sans qualités" a aussi son intérêt en tant que document historique. Avec sa sophistication pesante et ses louanges raffinées de valeurs spirituelles vagues et mal définies, il décrit de façon exceptionnelle l'ambiance du lent effritement du vieux Moloch austro-hongrois.
Et j'insiste sur cette exceptionnalité, bien que le sujet soit récurrent dans le canon littéraire de l'Europe centrale, et traité avec le même panache par Roth dans "La Marche de Radetzky", ou par Mann dans "La Montagne magique". Mais seul Musil a réussi à se saisir de cette solennité intemporelle, que je n'ai rencontré dans aucun autre texte.
Après tout, il est amusant de constater que le roman n'a pas vraiment un début - le lecteur est simplement jeté dans les eaux profondes et dangereuses de ses réflexions - ni vraiment une fin, rien que pour le fait qu'il n'a jamais été achevé. Musil laisse les débuts et les fins aux écrivains moins exigeants, et il déploie son art dans le jeu du centre. Je recommande de jouer avec lui.
Son Ulrich, malgré l'absence de "qualités", est relativement déterminé et efficace ; une sorte de "gars" presque kunderien... c'est peut-être pour ça que Kundera aime tant Musil.
4,5/5 pour le moment. Mais plus, et bien plus, après une éventuelle relecture.
Pardon pour la longueur inélégante de ce billet ; il y a tant à dire, et pourtant c'est si laborieux à formuler...! "Merci de votre compression", comme disait l'écriteau collé sur un troquet fermé à cause de la situation sanitaire... chaque époque son déclin !
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