Je ne respirerai des deux poumons que quand cette démoniaque personne aura franchi l’horizon !
Il rencontre à sa descente du fiacre le premier
magistrat du bourg, éléphantin paysan au nez bleu orné de
narines poilues et aux yeux si invraisemblablement rusés
que cela doit lui faire mal de les tenir tout le temps à ce cran
d’expression-là.
Mais le souvenir de ma stupide conduite me revient tout à coup et me donne un terrible coup au cœur. Ah ! j’ai bien su profiter des bonnes dispositions du Dr Froin ! C’est au moment précis où l’excellent homme commençait à me croire guéri que m’a envahi ma grotesque hantise et que j’ai inauguré la série de mes nouveaux exercices ! Triple brute que je suis ! Ne pouvais-je me sentir atteint de ce genre inattendu de folie, en souffrir, en être épouvanté, sans pour cela devenir imbécile et perdre tout pouvoir de dissimulation !
Le pis est qu’avec la plus ferme résolution d’épargner à mes compagnons habituels le spectacle de mon exécrable égarement, je me surpris bientôt à jouer toute la scène devant ces bons camarades indulgents mais faiblement ravis. Je voyais Bid’homme comme je vous vois, j’imitais même ses grimaces d’abord féroces puis béatement pieuses ; je l’exhortais avec un zèle toujours croissant et voulais obliger mes amis à déclarer que le hideux petit docteur était bien sous nos yeux…
J’avoue que j’éprouve un désespoir profond, si sincères que soient mes convictions de « partageux ». Il va falloir désormais être surveillé, espionné par cet être d’espèce différent et peut-être redoutable. Je n’aurai plus jamais la ressource de me « réfugier en moi-même ». Je n’y serai pas seul ! L’ultime abri dont un forçat maltraité, dont un chien battu peuvent jouir ne sera plus un abri pour moi ! Toujours une présence, même si j’agonise de douleur !
Tu sais, peut-être que ta planète de boue n’est pas le seul astre habité. Il y a des mondes supérieurs au tien, _ en assez grand nombre ; d’inférieurs aussi ; _ et ceux-là sont presque innombrables.
Je suis bien sûr que me hante un être affreusement hostile, un être cruel qui s’est installé en moi, un être effrayant qui me torture pour me forcer à beugler, à me contorsionner comme un possédé.
Je vous somme de faire paraître cette lettre à la fin de votre volume que je serai heureux de voir précédé de quelques lignes de préface rédigées par vous et prévenant les patients lecteurs que ne rebuteront point les peintures grotesques ou malséantes contenues dans l'ouvrage, de la nature non documentaire, mais bien plutôt fantastique, de votre FORCE ENNEMIE.
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Mon habituelle modestie - encore peu notoire - mais que le public aura, je l'espère, mainte occasion d'apprécier dans un prochain avenir, me pousse à faire aux amis lecteurs une dernière recommandation.
Quand ils découvriront, par hasard, dans les pages qui suivent, un passage bien écrit, des finesses d'expression, une phrase détonant de la délicatesse de sentiments, de la hauteur morale, - une belle âme, enfin! - qu'ils n'hésitent pas une seconde à m'attribuer le passage, les finesses, la phrase ...
Quand, au contraire, ils seront choqués par un style bas ou impropre, des idées baroques, des scènes plus ou moins indécentes ou grossières, des longueurs, des platitudes, qu'ils en rendent responsable le mauvais fou, le vilain fou !
AVERTISSEMENT Page 2
Les Roffieux, du reste, voyaient « pas mal de monde ». Les mauvais drôles aiment généralement « la société » comme tous ceux qui ont besoin de se fuir eux-mêmes.