Voici qu’une nouvelle idée me traverse le cerveau : une
idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent, avoir
parlé au Directeur, mais il me semble qu’à peu de minutes
d’intervalle il a subi une métamorphose complète : d’abord
grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu tout à
coup jeune, de taille et d’embonpoint plus que médiocres,
son poil grisonnant a pris des teintes d’un fauve roux. La
voix seule ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon gardien, tout en prenant soin de la « traduire » de manière aussi peu démente que possible.
Quoi qu’il en soit, puisqu’il compatit évidemment à mon
malheur, j’aurais bien tort de l’indisposer contre moi ; il
a la langue longue, il peut donc m’être utile quand j’aurai
besoin d’être renseigné...
L’homme au bec de perroquet n’est pas aussi absolument idiot qu’on pourrait le croire en le regardant tout
d’abord... et en entendant certaines de ses phrases. Il
vient, je le vois, de me raconter à sa manière, tantôt
fort stupidement et maladroitement, tantôt avec des pré-
cautions assez heureuses, l’histoire de mon entrée dans
l’établissement du Dr
Froin. Çà et là, au cours de son bref
récit et surtout en son explication finale, il s’est peut-être
même montré capable de sécréter une certaine dose de
psychologie rudimentaire.
— Donnez-moi à manger... n’importe quoi ! Mais auparavant... pourriez-vous me dire ce que je fais ici ?
Quel étrange réveil ! Certes, je connais cette chambre,
mais il me semble bien qu’il y a des mois, peut-être des
années que je ne l’ai vue !
Ces parois de planches jaunes, cirées, m’ont été jadis
assez familières ; mais pourquoi les avoir capitonnées depuis le parquet jusqu’à hauteur d’homme avec d’épais,
d’énormes matelas recouverts de drap gris, — de « drap de
wagon » ?
Tu n’avais jamais vu cela, un homme habité comme un fruit véreux ? Tu en as, de ces expressions ! Je parie que tu vas me prendre pour un diable et te faire exorciser ! Buffle ! crétin ! triste veau ! Ce n’est pas cela qui me délogera, va !
Oui LA FORCE ENNEMIE existe ! Elle s’empare souvent de moi, me pénètre, m’envahit, puisque je vois tout à coup des choses troubles, effroyables, dont les éléments n’étaient pas en moi et qu’aucun mot du langage humain ne peut traduire… Oh ! l’Univers vrai n’est-il que terreur et horreur !…
Vous m’en voyez, Monsieur, très peiné. Je redoute pour vous des journées assez dures à passer. D’autant plus que vous êtes, j’en suis sûr, très légèrement atteint. Je suis médecin, le « docteur Magne… » (Il salue)… et connais la marche de la plupart des affections qui rendent l’internement nécessaire. J’ai pu faire diverses observations sur mes amis ici présents et sur moi-même, ce qui n’a rien de gai.