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Critique de NicolasElie


Tu te souviens de « Code 93 » ?
Puis de « Territoires » et de « Surtensions » ?
Ben ouais, forcément. Si tu suis mes chroniques un minimum, t’a dû jeter un œil circonspect, comme le mien, sur ces romans policiers. D’autant que tu sais que j’aime pas trop ça…
Mais là, on est « Entre deux mondes ».
Le tien, et le leur. Celui de ceux qui vivent (j’allais dire survivent) à Calais. Pas dans Calais, mais à côté, dans la jungle. Tu sais le plus grand bidonville d’Europe, celui dont on est si fier… Enfin, pas toi ni moi. Ceux qui l’ont créé. Les autres. Ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Et puis bien sûr, il y a aussi ceux qui vivent à côté, dans leurs jolies maisons, celles dont les jardins sont vandalisés par « les gentils migrants » …
Parce que ceux qui y vivent, ce sont des fantômes, des images qu’on te montre à la télé, le truc que j’espère que tu regardes pas trop non plus. Ça veut dire que quand tu appuies sur la télécommande, pfuitt, ils disparaissent… Eux, et ceux qui vivent à côté d’eux… Pfuitt.
Trop bien.
Olivier Norek, il a décidé de nous raconter une histoire. Des histoires. Celles qu’on raconte pas trop d’habitude. Celle de ces gens qui fuient, qui laissent tout derrière eux, leur vie, leurs amours, leur dignité parfois, et qui nous apportent leurs peurs. Et ces peurs, nous, on n’en veut pas. Raconter leur histoire, donc, mais pas celle des « autres », ceux qui vivent à côté et qui ont peur, aussi…
Quand je dis nous, au fait, c’est pas toi, c’est pas moi non plus. C’est les autres. C’est toujours les autres.
Toujours.
C’était pas gagné. Parce que tomber dans le misérabilisme, c’était le piège. Nous décrire ces hommes, ces femmes, et ces enfants, comme une masse informe, celle que d’aucun appellent « les migrants », en nous laissant imaginer une foule sans identité, ça aussi, c’était le piège. Nous faire oublier qu’ils sont eux aussi partie prenante de cette humanité que l’on se targue de défendre… On, encore une fois, c’est pas toi et c’est pas moi, c’est les autres.
Tomber dans le misérabilisme qui peut aussi te faire dire que ceux qui vivent à côté, ils en ont peut-être assez, c’était pas gagné non plus. Mais Norek, il en parle pas…
Toujours les autres. Les migrants. Pas ceux qui étaient là juste avant et qui ont vu leurs jardins devenir des barbecues pleins de gens dedans. Des gens qu’ils avaient pas invités.
T’es sur un bateau, une embarcation fragile, qui t’emmène vers un ailleurs que t’espère sans morts et sans tortures. T’es sur ce bateau, et ta petite, elle est malade. Elle a pris froid, alors elle tousse. Et y a un mec qui se pointe. Le mec a qui t’as filé de la thune pour partir. Plein de thune. Et ce mec, il re-garde ta môme, et il te dit : « Ta petite, tu dois la jeter. »
T’es dedans. Et c’est sûr que ça, c’est pas du misérabilisme…
Je me suis surpris à terminer ce roman en quelques heures. J’ai pas pu lâcher ces hommes et ces femmes qui ont décidé de donner leur temps à cette humanité qui vit à côté de notre monde à nous. Celui du confort et de l’eau qui coule par le robinet. Pas pu lâcher ce petit garçon qui a plus vécu du-rant son voyage que toi et moi dans nos vies réunies. Pas pu fermer les yeux ni me boucher les na-rines face à cette misère que Norek nous donne à voir, à respirer la bouche ouverte, parce que ça pue. Ça pue grave.
Parce que les autres, ceux qui vivent à côté, Norek, j’espérais qu’il allait en dire un mot ou deux.
Que dalle. Juste les migrants, les larmes des migrants, la tristesse de ceux qui tentent de les aider, mais c’est tout. Rien de plus.
Pas pu casser le miroir de ma salle de bains tout confort pour ne plus y voir à quel point c’est facile, ici, et difficile, ailleurs.
Pas pu laisser Adam, Bastien, ou Kilani, et ceux dont Norek aurait pu parler aussi. Ceux qui s’enferment chez eux, qui achètent des fusils parce qu’ils ont peur, mais qui ne savent pas vraiment quoi faire avec…
Moi aussi, j’ai regardé Youkè, de l’autre côté de la mer, si proche et si loin à la fois, comme un rêve récurant, et souvent inaccessible, et j’ai tenté de m’imaginer, à Calais, juste à côté de ces gens qui veulent venir habiter chez moi, qui cassent ma porte et qui vivent dans mon jardin.
T’as vu, comme d’hab, je te raconte pas l’histoire.
C’est pas la peine.
Entre deux mondes » aurait sans aucun doute pu être le meilleur livre d’Olivier Norek, s’il avait décidé de tout dire. Même le politiquement pas correct.
Sa plume a grandi, et c’est pas donné à tout le monde, et putain, ça aurait fait du bien d’avoir un bouquin qui raconte la réalité de la vraie vie, des deux côtés.
Il aurait pu aussi se complaire dans « les aventures de M’sieur Coste » et son « public » aurait adoré ça, mais je suis pas inquiet. Son public va adorer ça.
Il aurait pu se complaire aussi dans ces histoires de flics que tu peux lire partout, avec plus ou moins de réalisme, de suspense, d’humour, ou de rien, dans certains cas.
Souvent.
Il aurait pu. Il a décidé de faire autre chose.
Il a décidé de te mettre en face de ce que les reportages te montrent pas, mais pas en face de ce que les journalistes te racontent pas. La misère des autres, ceux qui vivent à côté.
De ce que les journalistes te disent pas trop. Pourquoi ils t’en parlent pas ? Parce que c’est plus confortable, et sans doute qu’il a jugé que ce serait plus confortable de rester de ce côté du manche (jeu de mot) …
Les images sont crues, violentes parfois, parce que c’est la vie de ceux qui sont dans cette jungle, même si la vie de ceux qui vivent à côté est crue, elle aussi, souvent.
Tu croyais que la jungle, c’était celle de Tarzan et des gentils gorilles ? Non. C’est celle de ceux qui ne savent pas comment faire pour y survivre, c’est celle de ceux qui ont la trouille de rentrer chez eux le soir, à la nuit tombée, parce que les autres sont en guerre, parce qu’ils ne savent pas si le futur ne sera pas pire que le passé, mais ça non plus, Norek t’en parle pas.
Pour une fois, l’histoire aurait pu prévaloir sur la forme.
Et j’aurais aimé ça.


Lien : http://leslivresdelie.org
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