AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Eric75


Eric75
11 septembre 2012
Joyce Carol Oates vous plonge dans les profondeurs de l'âme humaine. Son style si particulier cisèle avec une précision inouïe l'intimité de ses personnages, qui à tour de rôle occupent le devant de la scène.

Après un début riche en événements étranges, mais qui ont du mal à converger, le scénario se consolide et trouve sa vitesse de croisière. Tout cela vous entraîne et vous attire. Au bout d'un certain temps, attention… danger ! le rythme s'accélère et vous ne résistez plus à l'appel des Chutes !

Il aura fallu ramer, pourtant, avant d'arriver à ce fameux "point de non retour", avant de parvenir au stade où il devient impossible de lâcher le livre. Et c'est précisément à la page 223, grâce à l'affaire dite de "Love canal", que le livre démarre enfin. Dès lors, il devient impossible de faire machine arrière. Ce qui précède (environ un bon tiers du livre) n'était donc qu'une très longue introduction, permettant au lecteur de s'habituer aux protagonistes et de prendre connaissance de leur histoire familiale.

Nous ne ressentons au cours des premiers chapitres aucune empathie particulière pour les acteurs du drame qui se joue pourtant sous nos yeux. Peut-être sont-ils trop "fils de riches", trop "fille de pasteur", trop étranges, trop éloignés de nos modes de fonctionnement. Pourquoi ce pauvre Gilbert se suicide-t-il le lendemain de sa nuit de noce ? Comment Dirk, futur héritier et play-boy, peut-il s'éprendre de la pâlichonne Ariah ? Celle-ci n'est pas de son milieu, elle n'est pas très jolie, visiblement névrosée, et n'a a priori rien d'autre à lui offrir que ses douloureux problèmes personnels (qui s'avèrent nombreux, assez consistants, et ce n'est encore qu'un début).

Le piège se referme. Car on est déjà dans les questions et les interrogations. le suspense, à défaut d'être dans l'intrigue, sera psychologique. le lecteur devra donc chercher des clés, mais la personnalité d'Ariah, personnage complexe, va s'avérer ardue à décoder. Tour à tour naïve, amoureuse, disjonctée, inconsistante, totalitaire, non concernée, roublarde, futile, révisionniste, possessive, manipulatrice, émouvante, fuyante… agaçante ! (Merci de rayer vous-même les mentions inutiles, selon votre propre perception du personnage), Ariah échappe au catalogage facile. Comment comprendre Ariah ? On ne lui pardonnera jamais d'avoir écarté son mari au pire moment (alors qu'il avait pourtant besoin de son soutien, et que son amour pour elle était intact), d'avoir nié son existence, et d'avoir, pendant des années, menti à ses enfants. Pourquoi ?

Le lecteur n'est pas au bout de ses peines, car d'autres zones d'ombre se profilent à l'horizon : Qui est le véritable père de Chandler ? Qui est la Femme en noir du cimetière ? Celle-ci est-elle réelle ou a-t-elle été rêvée ? Royall a-t-il fait usage de son arme ? Juliet est-elle la narratrice ?

Joyce Carol Oates prend un malin plaisir à "suggérer" (y compris avec les pensées de ses personnages, signalées par les passages en italique, avec toute la subjectivité qui en découle), à proposer des fausses pistes et à multiplier les points de vue, sans réellement trancher par des faits concrets, décrits ou démontrés. Au lecteur de faire ce travail. Les faits sont peut-être imaginés, ou peut-être réels, certains restent suspendus, sans explications, une fois le livre lu.

Cependant, ces "angles morts" du récit restent à la périphérie du propos principal, qui conserve ainsi une parfaite cohérence. Joyce Carol Oates brosse l'histoire d'une famille américaine, de 1950 à 1978, et montre comment des secrets soigneusement enfouis peuvent perturber l'équilibre d'une famille pendant plusieurs générations.
L'auteure évoque aussi l'industrialisation de l'Amérique des grands lacs, depuis l'âge d'or insouciant de l'après-guerre (quand le rêve américain semblait encore possible), jusqu'au réveil brutal, avec la prise de conscience d'un revers de la médaille. le progrès industriel ne peut exister sans son cortège habituel de calamités : le cynisme des nantis, l'exploitation des faibles, la pollution industrielle, le développement des maladies professionnelles, la corruption, la collusion entre notables et la justice bafouée. le scénario de l'affaire du "Love canal" n'est pas sans rappeler celui du film « Erin Brockovich, seule contre tous », de Steven Soderbergh et avec Julia Roberts. Mais Dirk Burnaby, le pendant masculin d'Erin/Julia, n'aura hélas pas la chance de voir son chevaleresque projet aboutir. La réhabilitation tardive du "héros", par la société américaine et par sa propre femme (mais Ariah est-elle encore crédible ?) termine le roman sur une lueur d'espoir et un optimisme bienvenu, grâce à un "happy end" que certains trouveront peut-être trop artificiel.

Alors chut ! N'en disons pas plus sur Les Chutes. Plongez dans le livre, vivez l'ivresse des grandes profondeurs (psychologiques), et laissez-vous emporter au delà du point de non retour… jusqu'à la chute !
Commenter  J’apprécie          1196



Ont apprécié cette critique (87)voir plus




{* *}