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Critique de ChatDuCheshire


Je ne saurais dire que ce livre constitue un chef-d'oeuvre, celui-ci étant le premier que je lise de Joyce Carol Oates, premier rendez-vous ô combien réussi, mais c'est la meilleure oeuvre littéraire récente qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps. Tout y est : la virtuosité du style et des effets, la fluidité, la concision (le livre fait 350 pages en édition "normale", il en fera probablement une cinquantaine de moins en édition de poche), la finesse psychologique et la compassion tout en maintenant avec les personnages un retrait à la fois respectueux de ceux-ci et du lecteur, amené à tirer par lui-même ses propres conclusions d'une histoire dont les clés ne seront pas totalement révélées (quoique largement).
Ce roman s'inspire très étroitement d'un fait divers réel, à savoir l'affaire Tawana Brawley qui, à la fin des années 80, avait secoué les Etats-Unis. Oates reste fidèle aux événements réels de cette affaire (hormis les noms et lieux changés et quelques détails comme le fait que le pasteur et l'avocat, frères jumeaux dans le livre ne le soient pas dans la réalité) durant la majeure partie du livre, ne s'en écartant très notablement que dans les cinquante cinq dernières pages, qui révèlent l'"intention" ultime de l'auteure.
En 1987 Tawana Brawley, Sybilla Frye dans le roman, fut retrouvée ligotée, blessée, couverte d'excréments de chien et d'inscriptions racistes sur le corps à proximité de son domicile, une petite ville qui fut, vingt ans plus tôt, l'épicentre d'émeutes raciales et qui, en dépit de promesses politiciennes, ne s'en remit jamais tout à fait, ressemblant toujours à une banlieue dévastée dont certains immeubles n'ont jamais été reconstruits. Dans cette bourgade les tensions entre la population quasi exclusivement noire (les blancs ayant fui depuis les dernières émeutes) et la police, dominée par des blancs dont le racisme ne fait pas mystère, sont grandes. Les déclarations de Tawana/Sybilla sont inconhérentes, elle et sa mère refusant finalement de collaborer avec la police en laquelle elles disent n'avoir aucune confiance, mais la fille a tout de même eu le temps de prétendre qu'au moins un policier faisait partie du groupe de ses agresseurs. L'affaire ne tardera pas à être récupérée, dans tous les sens du terme, par un pasteur charismatique en mal de publicité (et d'argent) et un avocat célèbre pour sa défense des droits civiques noirs (dans la réalité ils étaient deux et non apparentés au pasteur). Toutefois un tout aussi célèbre leader d'un mouvement noir et islamique, facteur selon lui de véritable libération des afro-américains et de l'église chrétienne "esclavagiste", veille, alors que les outrances du pasteur et ses déclarations à l'emporte-pièce (allant jusqu'à accuser l'assistant du procureur qui avait innocenté un policier accusé d'avoir participé à l'agression d'avoir lui-même participé à l'agression !) et les incohérences relevées entre les rares déclarations de la victime confrontées à d'autres témoignages rendent inévitable la constitution d'un "grand jury" qui devra trancher la question de savoir si cette affaire n'aurait pas été, en réalité, une mise en scène.
Dans la réalité, le grand jury se tint et conclut, au terme d'une enquête extrêmement minutieuse, à une mise en scène sans que les raisons de celle-ci aient jamais (encore aujourd'hui) été mises au jour. Les avocats impliqués seront rayés du barreau et condamnés à des dommages et intérêts à verser à l'assistant du procureur mis en cause. le pasteur se rétablira de l'affaire et est toujours une "figure" de la scène médiatique étasunienne qui n'a jamais franchement reconnu son erreur. Les parents de Tawana (sa mère et son beau-père) continuent d'affirmer que leur fille a été une victime maltraitée parce que noire et que, ont-ils affirmé, ils auraient dû être "millionnaires" à la suite de l'affaire. Quant à Tawana, elle vit sous un autre nom dans un autre Etat où elle exerce une activité d'infirmière. Récemment sa trace a été retrouvée et des saisies sur salaire ont commencé à être pratiquées, Tawana n'ayant jamais donné suite à sa propre condamnation à des dommages et intérêts. L'assistant au procureur a laissé entendre qu'il pourrait laisser tomber sa prétention au paiement des dits dommages et intérêts en échange de la "vérité" sur cette affaire mais Tawana a toujours conservé un silence buté, affirmant ne plus jamais vouloir en parler. Elle s'est convertie à l'islam après l'affaire mais ne semble pas en avoir une pratique extrême.
C'est de cette réalité résumée dans le paragraphe qui précède que s'éloigne Joyce Carol Oates dans les 55 dernières pages de son livre, renouant alors pleinement avec le genre romanesque, ce qui précédant ayant plutôt tenu du document fictionnalisé. Et c'est là aussi que se situe son tour de force et que se révèle son intention. Car, à vrai dire, je ne comprenais pas trop pourquoi cette célèbre romancière blanche s'était risquée à reconstruire par le menu une affaire qui n'a guère servi le mouvement des droits civiques de la population noire, c'est le moins qu'on puisse dire, surtout en cette période actuelle qui voit notamment le regain du mouvement "white supremacist" aux Etats-Unis. La romancière ne se risquait-elle pas, en déterrant cette histoire, sur un terrain dangereux ? Mais non car les 55 dernières pages sont extraordinaires en ce sens que la romancière continue à utiliser quelques éléments de la réalité pré-décrite pour construire un dénouement qui s'en écarte très notablement et faisant apparaître le racisme dans toutes ses composantes, des blancs vis-à-vis des noirs et des noirs vis-à-vis des blancs (la fameuse remarque de l'un des protagonistes selon laquelle le racisme est un fléau sauf quand il tourne à (leur) avantage), et dans toute son immense et désespérante complexité, le communautarisme religieux compliquant encore la donne par ailleurs plus présente que jamais dans les Etats-Unis d'aujourd'hui. le tout sans réflexions grandiloquentes en aparté, sans pathos et sans imposer un dénouement clair de l'intrigue, mais écrit d'une plume brillantissime (bonne traduction) et empreinte d'une profonde compassion, sans trop avoir l'air d'y toucher.
Une toute grand réussite. Ce livre était mon premier Joyce Carol Oates, et certainement pas le dernier !
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