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Critique de Agneslitdansonlit


Mon premier roman de l'autrice islandaise Auður Ava Ólafsdóttir. "Rosa Candida", "L'exception" ou "Miss Islande", entre autres de ses précédents ouvrages, me faisaient de l'oeil, mais je n'avais jamais passé le pas.

C'est grâce à Babelio et aux éditions Zulma, que je fais enfin connaissance avec cette autrice, à travers son roman "Eden". Un grand merci à eux !

J'ai aimé cette première rencontre.
Dans un climat ambiant que je ne ressens pas comme serein, m'immerger dans cet univers islandais rugueux mais apaisant, aux côtés de ce personnage principal en quête de sens, m'a réconfortée.
Dans ce récit délié, aux ressorts poétiques, empreint d'une forme de langueur qui sait prendre son temps, l'autrice aborde pourtant de nombreux thèmes, en 224 pages !
L'écologie, la forme de la lutte pour la préservation autant de l'environnement que des langues, le retour à soi, à la nature, aux liens authentiques, le rôle de la littérature, des mots, des langues, le lien à l'autre, l'accueil des réfugiés, la quête de sens d'une existence que l'on pensait pourtant accomplie, la fragilité de la vie.

Alba est islandaise, originaire d'une île proche du cercle polaire. Elle est linguiste et à ce titre, enseigne la linguistique historique à l'université de Reykjavik. Elle corrige aussi des ouvrages pour des maisons d'édition.
Sa connaissance particulière de langues minoritaires la fait régulièrement participer à des colloques sur ces langues menacées de disparition. Ces derniers se déroulent souvent dans des villages isolés. Alba voyage donc beaucoup.

Elle candidate aussi au poste universitaire de chercheuse en langues minoritaires. Mais, alors que ce parcours semble bien huilé dans ce microcosme qu'Alba s'est construit, cet univers se déconstruit subrepticement, lorsque consécutivement surviennent deux événements qui l'obligent à une prise de conscience.
On pourrait dire d'Alba qu'elle avait une vie rêvée, enseignant une matière qui la passionne, voyageant, favorisant constamment les interactions culturelles et intellectuelles.
Mais voilà que lors d'une visite à son père, et devant l'intérêt de ce dernier pour les arbres, Alba en vient à s'interroger sur les conséquences de son mode de vie sur l'environnement, notamment du fait de ses nombreux vols.
Est-ce un déclic suffisant pour changer de vie et larguer les amarres ?

Alba nous fait partager un cheminement très intime, l'auteur procède par petites touches, comme peintre d'un paysage impressionniste.
Alors, lorsque parallèlement à ses questionnements écologiques, elle apprend qu'un ancien étudiant qu'elle guidait dans ses recherches, publie un recueil de poèmes, ode à une relation amoureuse fanée avec une enseignante (Alba elle-même...), sa candidature à ce nouveau poste convoité devient compromise. Dès lors, c'est toute sa vie qu'Alba entrevoit sous un nouveau jour.

J'ai apprécié la délicatesse qui affleure à travers le récit souvent poétique d'Auður Ava Ólafsdóttir. Parce que l'on sent à peine ce petit caillou dans la chaussure, ce petit basculement léger, qui la pousse à enlever cette chaussure finalement inconfortable, qui décide Alba à opérer un changement de trajectoire dans sa vie. J'ai aimé que l'autrice traite avec grâce ce petit moment de fragilité, où son personnage vit ce déclic sans force et fracas, mais au contraire avec une forme de légèreté assourdie, une sagace ténuité.

C'est ainsi que, d'un questionnement écologique, Alba amplifie ce temps d'interrogation par une prise de conscience profonde sur le sens même de sa vie.

"Combien d'arbres je devrais planter si je voulais compenser l'empreinte carbone de tous les trajets en avion que j'ai effectués l'an dernier?"
L'autrice plonge Alba dans un dilemme: n'y a t-il pas un terrible paradoxe à travailler sur des langues en voie de disparition et pour ce faire, se rendre à des colloques en avion, néfaste pour l'environnement et participant à une dégradation écologique, donc à la disparition d'espèces, dans la faune ou la flore?

Peut-on alors travailler à sauver des langues de la disparition tout en contribuant à dégrader l'environnement, dont ces mêmes langues décrivaient la richesse et la beauté ? Quand toute beauté est éteinte et qu'il ne reste qu'incendies, désert, inondations et terres stériles, à quoi bon utiliser une langue, restreinte au champ lexical du désastre et de l'affliction ?

Cette mise en abyme du paradoxe qu'elle entretient sonne comme un coup de semonce intérieur. Alba, guidée par un irrépressible besoin de retour à la nature, acquiert une propriété composée d'un grand terrain, pour y planter des arbres. Elle y réensème 2000 bouleaux, entretient la tourbière existante avec des bruyères, et bâtit un potager.
Par petites touches, Auður Ava Ólafsdóttir tisse une relation entre langue et environnement: en même temps que disparaissent certaines espèces, que s'effondre la biodiversité, les langages eux aussi sont effacés. "Entre 6500 et 7000 langues sont parlées dans le monde, mais une langue meurt chaque semaine: "Il meurt une langue tous les vendredis [...] Si on continue ainsi, on est en droit de redouter que 90% des langues auront disparu d'ici à la fin du siècle ". (P.23)

Le langage, la langue, les mots, sont donc au centre de ce roman. Ainsi Auður Ava Ólafsdóttir nous invite au pays des mots, de leur sens, de leur interprétation et de leur déformation, mais aussi de leur création et de leur disparition.
Malgré tout, le roman atteint son paroxysme quand Alba réalise qu'elle s'est peut-être fourvoyée.
Le langage a ses limites et Alba relève par exemple ces textes souvent traduits de façon lacunaire, lorsqu'ils décrivent dans leur version originale des éléments non équivalents dans la culture de la langue de traduction. Ainsi chemine Alba, abandonnant le langage au profit des sensations.

Auður Ava Ólafsdóttir souligne aussi la responsabilité personnelle de chacun, non en recourant à la culpabilité, mais en valorisant l'importance de l'engagement personnel: elle cite d'ailleurs comme une récurrence cette phrase mise en exergue dans le texte "Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence"(P.53)

De ce fait, la démarche d'Alba est peut-être salvatrice : plutôt que de s'épuiser à sauvegarder des langues, on pourrait voir dans son choix de s'éloigner de son travail et de recréer un environnement naturel, la volonté de prendre le problème à l'envers. Planter et semer pour créer du vivant, plutôt que se battre à coup de kérosène pour sauver des langues moribondes. Elle évoque cet "idiome aborigène amazonien menacé de disparition par la destruction de la forêt" (P.22)

Alba ne plante pas pour symboliser un combat ou s'ériger en figure revendicatrice du combat écologique. Elle a compris que chacun peut agir à son niveau. Elle oppose la tentative au fatalisme.
Elle a acquis une propriété, déjà abîmée par les vents, mais qui plus est, menacée à terme par l'érosion du terrain:
"[...] l'eau de fonte du glacier, ou plus précisément les débris de glace qui descendent la rivière, grignotent chaque année un mètre de la rive.[...]
Y a-t-il moyen de s'abriter sur ces terres désolées battues par les vents? m'a demandé ma soeur lors de notre dernière conversation. Tout ce qui peut emporté l'est fatalement, n'est-ce pas ?"(P.101)

"Éden", comme ce jardin des origines, paradis perdu qu'essaie de ranimer Alba, est donc un récit actuel, parsemé des problématiques contemporaines relatives aux changements climatiques.
Mais c'est aussi un récit du renouveau et de la reconstruction.
De la reconstruction de soi, mais aussi d'une maison délaissée à laquelle on redonne vie et enfin d'un jeune garçon, Danyel, dont Alba devient l'amie. Ce jeune réfugié a quitté son pays, traversé les épreuves du déracinement et subi du stress post-traumatique. Loin des fauteuils confortables de l'université, Alba en transmettant les bases de sa langue à Danyel se reconnecte à l'utile, aux mots nécessaires, comme un retour à l'essentiel.

J'ai lu avec émotion cette relation qui se construit entre la linguiste, qui abandonne derrière elle ses livres savants pour emménager dans une maison plus petite, qui se déleste de ses cartes de visite, comme de vieux oripeaux, et ce jeune garçon, avide d'apprendre cette langue qui signe son entrée dans un monde où il sera enfin en sécurité.
Pendant qu'Alba relativise l'utilité de la langue, le language constitue au contraire pour Danyel un élément d'ancrage et de liens affectifs. Car la langue, aussi maladroitement maitrisée soit-elle, reste le moyen de "décrire comment il est possible de supporter cette chose qu'on appelle la vie".(P.210)
Alors la langue peut permettre de s'épancher sur la détresse, la perte, le deuil mais aussi l'espoir, la joie d'être sauf, la croyance d'un lendemain meilleur.

Si le sujet écologique peut se révéler grave, l'autrice revient à l'essentiel en se recentrant sur le lien humain, en faisant qu'Alba s'insère dans une communauté.
L'arrivée de cette linguiste dans cette bourgade rurale est un véritable événement et révèle avec surprise le goût des habitants pour la langue et sa grammaire ! Alors qu'Alba, faisant du tri dans ses ouvrages dédiés à la langue, pensait que ces derniers, ouvrages très pointus sur la langue, finiraient abandonnés, le lecteur découvre avec étonnement que ces gens, que l'on pourrait mésestimer loin des activités culturelles de la ville, sont en réalité très motivés et investis: "Gerður, la guichetière de la banque, m'a acheté La généalogie de la langue, Fríður qui travaille à la supérette la compilation d'articles: La grammaire en s'amusant. Et juste avant ton arrivée, j'ai vendu à Elinborg K Déclaration d'amour à ma langue maternelle." (P.144)

Le roman d'Auður Ava Ólafsdóttir, c'est tout cela, ces tranches de vie, superposées, dont certaines plus dramatiques et d'autres plus légères, cohabitation de la tristesse avec la réjouissance, de l'inquiétude avec le réconfort. Ce regard juste donne un ton particulier au récit, une sensation de glisser sans bruit sur cette évocation de la fragilité de la vie.

Et en guise de respiration avant de quitter ce roman, une liste dressée par Alba :

"Activités qui échappent aux règles du langage

Marcher dans la nature.

Travailler dans le jardin.

Biner les rangs de pommes de terre. Respirer.

Regarder le ciel au-dessus de la montagne. Écouter les oiseaux"(P.177)
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