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Critique de Ingannmic


Hortensia et Marion ont de multiples points communs.
Elles sont toutes deux octogénaires, et socialement privilégiées.
Elles ont mené de brillantes carrières, l'une en tant que "gourou" du design, l'autre comme architecte, luttant pour s'imposer dans des univers majoritairement masculins.
Veuves, elles vivent seules : Hortensia a récemment perdu son mari, malade depuis longtemps. Contrairement à Hortensia, Marion a des enfants, mais seule une de ses filles, qu'elle ne voit que rarement, lui adresse encore la parole.
Le décès de leurs conjoints respectifs a été pour chacune source d'une puissante déconvenue : Marion est criblée de dettes, et Hortensia est censée contacter la fille illégitime de son défunt époux, dont elle ignorait l'existence, pour lui permettre d'hériter...
Elles habitent depuis plusieurs années le même quartier aisé du Cap. Elles sont d'ailleurs voisines, l'une occupant le n° 10, l'autre le n° 12, d'une rue de Katterijn.

Pourtant, un abyme les sépare. Hortensia est noire. Marion est blanche. Et raciste. D'un racisme qu'on aimerait à peine crédible chez une femme a priori intelligente, cultivée, menant une vie confortable et sécurisée. Un racisme dont les manifestations -l'interdiction pour ses enfants, lorsqu'ils étaient petits, de jouer avec des noirs ou de se laisser toucher par eux, le refus de mélanger son linge avec celle de son employée de maison, son sentiment de supériorité, sa conviction que tous les noirs sont de dangereux fauteurs de troubles- laissent pantois... Toujours est-il qu'en constatant qu'une femme noire, non seulement emménageait dans un quartier jusqu'alors exclusivement blanc, mais qu'en plus elle allait occuper la maison qu'ayant conçue au début de sa carrière, Marion tentait en vain depuis des années d'acquérir, le sentiment qu'une insulte lui était faite a exhaussé sa haine et sa frustration.

D'autant plus qu'Hortensia ne suscite guère la sympathie. C'est une femme frontale, qui ne s'embarrasse d'aucune courtoisie ni d'aucun faux-semblant, une "Tatie Danielle" irascible, sèche, décourageant toutes les tentatives de gentillesse maladroite ou de flagornerie. Cette froideur agressive s'est installée en elle peu à peu, avec la désillusion provoquée par son mariage et les promesses qu'il n'a pas tenues, puis avec l'intense ressentiment qu'a fait naître la découverte de l'infidélité de son époux, dont ils ont tous deux gardé le secret. Rongée par la colère, Hortensia a cessé de voir le côté positif de la vie, a plongé dans un état de haine devenu normalité, faisant payer au monde entier les causes de son désenchantement. Elle mesure, à l'approche de la mort, les terribles conséquences de cette attitude, consciente qu'elle n'aura aucun proche pour l'accompagner dans ses derniers moments, personne pour témoigner, le jour où elle disparaîtra, de qui elle fût vraiment...

A la suite d'un concours de circonstances, Hortensia héberge Marion, dont la maison est temporairement inhabitable.

La cohabitation est difficile, les rapports restent venimeux, empreints d'une franche hostilité. Marion, qui prend laborieusement mais honteusement conscience de l'inique monstruosité de ses préjugés, cherche un pardon que lui refuse l'intransigeante mais clairvoyante Hortensia. La contrition de sa voisine est en effet à l'image des efforts risibles de la société sud-africaine post-94 pour gérer la phase de réparation dans laquelle est entré le pays. Poignées de mains inter-raciales et gentils slogans fleurissent, occultent le véritable et embarrassant enjeu -une sincère reconnaissance des dommages infligés à la population noire-, remplacent les actions concrètes et réellement équitables qu'il faudrait mener si l'unité était le véritable objectif. En observatrice profondément curieuse des mécanismes qui régissent les rapports entre noirs et blancs dans ce pays dont elle n'est pas originaire (nigériane, elle a longtemps vécu à Londres), elle met ses interlocuteurs, avec sa franchise et sa lucidité, face aux limites de leur bonne conscience et de leur tolérance.

"La voisine" nous fait alternativement suivre les pensées de ces deux héroïnes en proie aux inquiétudes et aux remises en question qu'amènent la vieillesse et la solitude, mais aussi leur confrontation. L'humour grinçant, l'implacable ironie parfois mêlée d'amertume que l'autrice instille à son récit confèrent de la vivacité à son écriture par ailleurs classique et efficace.

Un récit féroce, mais aussi touchant, sur les chemins qui mènent à l'autre, et que nos erreurs, nos aveuglements, nos défaites, rendent parfois si difficiles à emprunter...
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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