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Critique de Isidoreinthedark


Ma première lecture de 1984 à la fin des années quatre-vingt, dans la très belle traduction d'Amélie Audiberti, a été un choc, un vrai, un uppercut littéraire comme on reçoit finalement peu dans une vie de lecteur.

Tout commence par la difficulté à appréhender le monde totalitaire d'inspiration stalinienne, dans lequel évolue le « héros » Winston Smith, quadragénaire valétudinaire affublé d'un ulcère variqueux, dont le métier est de réécrire ad nauseam le passé, qui se lance en secret dans l'écriture d'un journal intime, l'acte fondateur de sa rébellion contre le régime omnipotent qui règne sur l'Océanie.

Progressivement la magie romanesque opère, j'ai pris fait et cause pour le malheureux Winston, je lui ai pardonné une forme de lâcheté imputable au caractère inextricable de la situation d'un homme pris au piège de la machine totalitaire, j'ai été séduit par la finesse de sa compréhension du dessous des cartes.

Au coeur de l'obscurité d'un univers où règnent la misère et la peur surgit la lumière : Winston rencontre l'audacieuse Julia. L'acte d'amour, d'un érotisme étonnant, devient un acte de révolte contre le système, et avec Winston j'ai entrevu la possibilité d'une libération.



Deux déceptions allaient pourtant suivre la lecture du chef d'oeuvre de George Orwell.

La première, un peu enfantine, tenait à mon attente déçue de retrouver dans 1984 une forme de génie anticipatoire : l'époque avait tellement peu à voir avec l'horreur totalitaire décrite par l'auteur et le communisme, le vrai, semblait sur le point de s'écrouler.

La seconde eut lieu lors la lecture de « Nous », dystopie dénonçant le Léninisme écrite en 1920 par Eugène Zamiatine, qui contient plusieurs idées novatrices développées dans 1984.

Le célèbre télécran qui place chacun sous surveillance permanente, semble ainsi inspiré de l'idée lumineuse de Zamiatine : construire une ville absolument transparente, dont tous les bâtiments sont entièrement en verre, éradiquant toute possibilité d'intimité. le rôle crucial de Julia dans la tentative de rébellion de Winston évoque lui aussi d'une manière troublante le surgissement fondateur de la séduisante « I-330 » dans la tentative d'émancipation de « D-503 », le héros de « Nous ».

Lorsqu'une nouvelle traduction, signée Josée Kamoun, a été publiée en 2018, je n'ai pas résisté et j'ai relu le roman de George Orwell.

Une mise au point s'impose : écrit en 1948, deux ans avant la mort de l'auteur, 1984 est un roman à thèse qui utilise le genre dystopique afin de dénoncer toute l'horreur du stalinisme, un régime considéré, faut-il le rappeler, avec un regard étonnamment bienveillant par une majeure partie de l'intelligentsia française de l'époque.

Afin d'ouvrir les yeux de son lectorat sur l'impasse liberticide du communisme, Orwell pousse les curseurs à leur maximum, situe son intrigue dans un horizon qui, en réalité, importe peu (84 est l'inversion de 48), et si la trame narrative emprunte probablement à sa lecture du roman de Zamiatine, le génie orwellien est ailleurs. Il se situe dans la peinture extrêmement pointue de ce qu'est une dictature collectiviste : un régime dont l'objet est d'exercer une emprise complète sur les esprits, où chacun est constamment surveillé, où le passé est constamment réécrit car celui qui contrôle le passé, contrôle le présent et celui qui contrôle le présent contrôle l'avenir.

Le but ultime de la caste dirigeante du monde orwellien est d'anéantir toute éventualité de rébellion. La mise au point de la novlangue à laquelle l'auteur consacre une longue annexe et dont l'aboutissement est prévu en 2050 a ainsi pour objet de créer un langage interdisant la possibilité même de toute pensée hétérodoxe.

En supprimant les mots subversifs, en simplifiant syntaxe et grammaire, en « traduisant » les chefs d'oeuvre du passé (Shakespeare, Milton etc.), en inventant un nouveau champ lexical absolument conforme à la doctrine du parti, les apparatchiks orwelliens entendent tuer dans l'oeuf l'expression de toute idée « non conforme », et assujettir ad vitam aeternam la population.

Si Winston, né avant l'avènement de la novlangue est en mesure de penser « contre » le système, c'est à ses risques et périls dans la mesure où toute pensée inappropriée constitue un « crime de la pensée ». C'est d'ailleurs ce qui justifie sa terreur permanente d'être démasqué par la Police de la Pensée, notamment durant les célèbres deux minutes de la haine.

Relire 1984 trente plus tard est un choc qui tient moins à l'extrême noirceur du roman qu'à ce constat hallucinant : 1984 c'est MAINTENANT.

L'aspect le plus spectaculaire de réalisation de la « prédiction » orwellienne est évidemment l'émergence de la possibilité d'une surveillance constante de chacun par le biais du Big Data, cet amoncellement inouï de données personnelles collectées avec notre consentement par les GAFAM. « Big Google » a supplanté « Big Brother ». Pour la première fois de notre histoire, « quelqu'un » nous regarde, un ogre insatiable se nourrit de nos photos, de nos déplacements, de nos goûts, de nos comptes en banque, de nos échanges... Des caméras nous filment dans chaque centre-ville, tandis que des drones voltigent dans la nuit, et le « cloud », un mot sorti tout droit de la novlangue orwellienne, est devenu ce lieu improbable où sont stockées pour l'éternité des parcelles numérisées de nos vies.

« Big Brother is watching you » : le caractère sensationnel de la réalisation de la célèbre prophétie de 1984 ne doit pourtant pas occulter l'accomplissement d'autres prédictions plus insidieuses et plus inquiétantes encore.

Déculturation, relecture de l'histoire à l'aune des idéaux de l'époque, réécriture simplifiée et édulcorée de classiques de la littérature jeunesse, appauvrissement de la langue au profit de l'émergence du « globish », jargon universel qui évoque la novlangue, influence croissante des nouveaux censeurs de l'empire du politiquement correct, la liste des anticipations orwelliennes qui se réalisent sous nos yeux incrédules est infinie et s'allonge de jour en jour.

1984 est un cauchemar éveillé, un labyrinthe dont on ne sort pas indemne. Vous vous en rendrez compte un matin brumeux, lorsque les ricanements fielleux d'un humoriste « bien-pensant » vous feront songer aux deux minutes de la haine. Vous le réaliserez le jour où un proche vous reprochera votre goût prononcé pour la musique country, et que vous vous demanderez si cette appétence douteuse s'apparente à un crime de la pensée. Vous y penserez chaque fois qu'un drone dansera au-dessus de votre tête tel un faucon égaré dans le crépuscule rougeoyant du couvre-feu montmartrois.
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