Je me souviens qu'un peu partout, dans les entreprises et dans les administrations, on faisait signer aux gens des lettres de protestation collectives. Je me souviens d'un titre de journal : notre coopérative agricole proteste contre les renégats.
Je me souviens que deux de mes amis ont été licenciés pour avoir refusé de signer la lettre de protestation. Je me souviens qu'ils avaient demandé à d'abord lire le texte contre lequel ils devaient protester.
Je me souviens d'un autre titre : Notre République a les pieds bien sur terre.
Je me souviens que plusieurs signataires de la Charte* se sont rétractés. Je me souviens que l'un d'entre eux a expliqué à la télévision que sur le coup, il ne savait pas de quoi il retournait et qui se cachait derrière tout ça.
[*Il s'agit de la "Charte 77" signée par 242 intellectuels tchécoslovaques et publiée le 1er janvier 1977. Celle-ci s'appuie, entre autre, sur la déclaration des droits de l'homme de l'ONU. Plusieurs de ces intellectuels connaîtront la prison - c'est le cas du futur président Vaclav Havel -, la plupart perdront leur emploi, seront déclassés, subiront de multiples vexations, de même que leurs proches.]
Je me souviens d'une affichette sur laquelle était dessiné un carré rouge. La légende disait : «À Moscou, l'accord est unanime pour considérer que ce cercle est vert.»
Je me souviens d'une blague: sur le Pont Charles un type est en train de dégueuler dans l'eau, penché au-dessus de la balustrade. Un autre type s'approche, lui tapote l'épaule, et dit: "Monsieur, je suis entièrement de votre avis.
Je me souviens des funérailles de Jan Patočka [*].
Je me souviens que le long des voies d'accès, des policiers munis de talkies-walkies faisaient des contrôles d'identité. Je me souviens que des lignes de bus et de trams étaient déviées, et qu'un hélicoptère tournait au-dessus du cimetière. Je me souviens que dans un stade avoisinant, des flics faisaient gueuler le moteur de leurs motos. Je me souviens que le stade s'appelait l'Étoile rouge.
Je me souviens qu'on disait que les flics avaient empêché que les faire-ârt soient imprimés à temps, qu'ils avaient interdit aux fleuristes d'accepter les commandes de couronnes funéraires et que le seul atelier de Prague qui confectionnait des rubans imprimés avait été fermé à la va-vite pour cause d'inventaire [**].
Je me souviens qu'à une époque, les flics faisaient régulièrement des descentes chez les signataires de la Charte : ils débarquaient chez eux en pleine nuit, les embarquaient et les déposaient en pyjama à 50 kilomètres de Prague, en plein champ. Je me souviens que des "voyous non identifiés" cassaient leurs voitures et cambriolaient leurs appartements. Je me souviens que de temps en temps, des voyous non identifiés tabassaient un signataire quand il rentrait chez lui. Je me souviens que parmi les signataires, on appelait les voyous non identifiés "la bande à Duchač", en référence à un flic de la sûreté.
Je me souviens qu'une nuit, des voyous non identifiés sont entrés dans l'appartement d'un de mes amis en défonçant la porte pendant qu'il faisait les trois-huit. Je me souviens qu'ils ont obligé sa femme à se déshabiller, et qu'ils l'ont ruée de coups de pied.
Je me souviens que le lendemain, les policiers ont refusé d'enregistrer la déposition. Je me souviens qu'ils lui ont dit de faire plus attention, à l'avenir, aux fréquentations de sa femme.
[...]
[*] Jan Patočka, philosophe, signataire et l'un des porte-parole de la Charte 77. À l'issue d'un interrogatoire, il doit être hospitalisé et meurt d'une hémorragie cérébrale. NB : Note du traducteur.
[**] Ces informations sont exactes. NB : Note du traducteur.
Je me souviens de la [*] morale socialiste, de la mentalité socialiste, de la production socialiste de masse, de la grande masse des travailleurs, de la masse victorieuse des travailleurs, du socialisme à visage humain, de l'avenir radieux, de l'avenir joyeux, de l'avenir que nous tenons entre nos mains, des lendemains qui sont à portée de main, de nos convictions idéologiques, de la volonté inébranlables de nos travailleurs, de l'intelligentsia laborieuse, des masses laborieuses, des éléments déclassés, des éléments antisocialistes, des éternels grincheux, des revanchards aigris, des opportunistes de droite qui ne verront jamais germer leurs graines corrompues, des ennemis acharnés de notre système socialiste, d'une partie de la jeunesse.
[*le texte qui suit est intégralement en italique puisque ce sont des mots et expressions types extraits du corpus lexical de la presse officiel tchèque durant les années communistes]