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Critique de AnnaCan


« Je vous le dis, cher ami, deux hommes qui aiment une même femme, deux peuples réclamant la même terre auront beau boire ensemble des fleuves de café, ceux-ci n'éteindront pas leur haine, et les eaux ne la laveront pas. »

De ce constat tragique qui irrigue de façon récurrente, lancinante, la pensée et la littérature israéliennes naissent une myriade de questions douloureuses à peine dicibles, un véritable vertige existentiel, et c'est sans doute pourquoi les grands romans israéliens sont si authentiquement bouleversants. Tout tourne autour de la même question, au fond : Les Juifs ont-ils eu raison et avaient-ils le droit de créer leur Etat en terre d'Israël?
Si les personnages du dernier roman d'Amos Oz, dont l'action se déroule en 1959, incarnent chacun à leur manière une réponse à cette question, l'auteur accorde une large place à celui qui, au moment du combat pour la création d'un État juif en 1948, a incarné la voix du non. En imaginant le personnage de Shealtiel Abravanel, grand ami des Arabes et membre influent du Comité exécutif sioniste, Amos Oz pousse très loin le questionnement existentiel :
« Pourquoi êtes-vous si pressés d'établir ici dans la violence et le sang un nouvel État lilliputien au prix d'une guerre sans fin, alors que tous les pays du monde seront amenés à disparaître un jour ou l'autre pour être remplacés par une mosaïque de communautés parlant des langues différentes, vivant côte à côte ou imbriquées l'une dans l'autre? »
Ainsi, le combat pour un État juif relèverait tout à la fois d'une illusion archaïque (celle de ne pas voir que les États souverains constituent un anachronisme) et d'une erreur tragique (la guerre n'aura jamais de fin).
Et pourtant, un peuple qui, au cours de sa longue histoire, a connu l'exil, les persécutions, les pogroms, l'Inquisition, les massacres, les discriminations, et pour finir, la Shoah, n'était-il pas fondé, plus qu'aucun autre sur la terre, à avoir son État?
Débat sans fin hautement inflammable, à l'instar du conflit qui oppose Israël à ses voisins.
Shealtiel Abravanel, dont nous ne connaissons la pensée et l'engagement qu'au travers des deux personnes qui lui ont été proches et lui on survécu, Atalia, sa fille unique et Gershom Wald, le beau-père de celle-ci, a payé cher son engagement. Ayant vécu le reste de sa vie dans la solitude, le silence et l'opprobre, il est à jamais marqué du sceau de l'infamie : traître à son peuple.
Pourtant, s'interroge Amos Oz, l'Histoire n'a-t-elle pas produit bien souvent des « individus courageux, en avance sur leur temps, qui étaient passés pour des traîtres et des hurluberlus »? le grand Theodore Herzl lui-même ne fut-il pas accusé de traîtrise pour avoir un temps envisagé la création d'un État juif hors de la terre d'Israël? Et si celui qu'on accusait de traîtrise n'était pas, à l'inverse, l'être le plus dévoué, le plus fidèle à la cause qu'on lui reproche de trahir? Un utopiste? Un doux illuminé?
C'est ce que semble suggérer la passionnante réflexion que mène Amos Oz, au travers de son personnage principal Schmuel Asch, autour de la figure de Judas Iscariote, l'homme qui, aux yeux des Chrétiens du monde entier, incarne la traîtrise. Non, Judas n'était pas cet homme vil qui, pour quelques deniers, vendit Celui qu'il suivait partout comme son ombre. S'il fut bien « l'auteur, l'imprésario, le metteur en scène et le producteur du spectacle de la crucifixion », ce n'est pas pour les raisons généralement invoquées. Il croyait profondément en la nature divine de Jésus. Probablement était-il le seul à y croire, suggère Schmuel, et tandis que le fidèle disciple attendait fébrilement au pied de la croix de voir s'accomplir le miracle, d'assister au moment où le Nazaréen arracherait ses clous et lancerait au peuple frappé de stupeur, prosterné à terre : « Aimez-vous les uns les autres», Jésus, lui, se vidait de son sang comme le commun des mortels.
« Quant à Judas, le sens de sa vie, sa raison d'être, volait en éclats sous ses yeux horrifiés. Comprenant qu'il avait provoqué de ses propres mains la perte de l'être qu'il aimait et admirait, il s'éloigna et alla se pendre. « Ainsi est mort le premier Chrétien, conclut Shmuel dans son bloc-notes. le dernier. L'unique. »
L'ironie tragique de l'Histoire veut que ce soit le seul Chrétien qui ne survécut pas à la mort de Jésus qui fut précisément considéré comme l'archétype même du Juif, le plus haïssable, le plus méprisable de tous.
« Tant qu'on transmettra à tous les bébés chrétiens, au biberon, que des créatures déicides ou leurs descendants existent encore sur terre, nous ne connaîtrons pas le repos. »

Mais si Judas n'était qu'un roman à thèse, cela ne suffirait pas à en faire un grand livre, du moins à mes yeux. Les personnages liés les uns aux autres par des relations mystérieuses, souterraines, imbriquées dans l'Histoire, sont puissamment incarnés et incroyablement attachants. À commencer par Schmuel Ash, jeune homme émotif et désemparé, sourire de biche effarouchée dans un corps d'homme des cavernes, cherchant désespérément un sens à sa vie et un logis où venir consoler son âme esseulée. Ce logis, il croit le trouver dans l'ancienne demeure de Shealtiel Abravanel, habitée par deux « geôliers » aussi troublants que fascinants : un vieil invalide au corps atrophié, tordu comme le tronc d'un vieil olivier, à l'esprit alerte et à la langue bien pendue, et la belle et froide Atalia, dont le mystère et la féminité envoûtent Schmuel au premier regard. Ces deux êtres en partie retirés du monde semblent couver une douleur dont Schmuel découvrira peu à peu l'origine, conférant à ce magnifique roman une dimension humaine bouleversante.

« Les yeux ne se dessilleront jamais, décréta Gershom Wald. Tout le monde ou presque traverse l'existence, de la naissance à la mort, les yeux fermés. Vous et moi, mon cher Shmuel, ne faisons pas exception. Les yeux fermés. Si on les ouvrait une fraction de seconde, on pousserait des hurlements effroyables sans jamais s'arrêter. »

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