Citations sur Le peuple de mon père (31)
Sur une photographie, je retrouve mon père. Il est dans la cuisine de la maison familiale, en Bretagne. A ses côtés, il y a ma grand-mère qui lui parle. (...) Il est visiblement heureux. Dans la mémoire impeccable de ma grand-mère maternelle, il semble qu'il y a les noms de tous les vivants et de tous les morts. Cette mémoire est une consolation, elle accueille largement au-delà des frontières familiales, les morts égarés sur les rives du Dniestr ou du Bug. Les morts croisent des morts de toute époque .(p. 138)
Les générations suivantes, après la guerre, ont gardé des stigmates de ce qu'avaient vécu leurs parents, leurs voisins, leurs amis, leur peuple. Ce qui a été vécu dans son quartier ou dans sa ville fait trace. Ce qui a été vécu dans une ville où ses aïeux ont fait trace. (p. 104)
Le trotskysme, en réalité mouvement pluriel, contradictoire, invitait à changer de peau. Pour un intellectuel, dans les années soixante, on pouvait difficilement ne pas être engagé ou impliqué politiquement. L'air du temps était politique. Tout était politique. l'avenir, la société, l'amitié, le travail, même le plus intime, le plus secret, la convulsion amoureuse, la folie, la paranoïa : tout est affaire de conscience de classe, d'aliénation, de modes de production. (p. 26)
Il s'ennuyait un peu. Il lisait. Il parlait avec Pierre. Il jouait avec Louise. je préparais à manger. Je ne savais pas toujours quoi dire. Nous profitions de quelque chose d'indéfinissable, d'une disposition commune. L'espace était plein de nous-mêmes, de ce que nous étions finalement devenus. J'avais le sentiment que nous ne ferions jamais mieux. (p. 152)
Nous sommes passés d'une situation à une autre, de l'enfance à une autre enfance inversée, en miroir. Cette nouvelle enfance de mon père n'était peut-être qu'un reflet de la mienne face à lui. (p. 150)
Ces disputes n'étaient peut-être qu'une façon de se sortir de leur mutuelle dépendance. Le besoin qu'elle avait de lui et qu'il avait d'elle était trop fort.
(p. 165)
Mon père ne marchait pas avec son père. mais il a marché, beaucoup, avec moi. Et je ne peux distinguer la mécanique de la marche de celle de la pensée: les deux activités se font en compagnie de soi-même. Mais j'imagine que, pour accéder à cette compagnie avec soi-même, il faut avoir été accompagné, enfant, par son père ou par sa mère. (p. 190)
Mourir, non pas passivement, dépossédé, mais mourir avec une certaine rage, cette colère dont il m'avait parlé au téléphone : je veux mourir furieux. (p. 220)
Je cherche mon père dans les yeux, dans les visages de ceux qui l'aimaient et qui viennent dans son appartement. A la mort de sa soeur, il a récupéré un petit appareil-photo qu'elle avait et il s'est mis à prendre en photo toutes les personnes qu'il rencontrait. (p. 247)
Chacune des photos qu'il aura prises est une rencontre, qui dégèle tout, même ce que l'amitié institutionnalisée aurait pu rigidifier, à force. chaque visage est un nouveau monde. Une proposition. Une possibilité.
Toutes ces personnes photographiées se prêtent à l'exercice. On voit bien leur bonne volonté face au désir de mon père de les prendre en photo. Ce n'est pas si facile, il y a de la résistance, de la pudeur ou parfois de la gêne sur les visages ou dans les corps, mais ça ne donne que plus de prix à l'acceptation. Et personne ne pose pour la postérité, tout se joue dans l'instant, dans l'improvisation. la vie, maintenant. (p. 249)