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Critique de danielb


Il est possible que la lecture de la série de romans policiers de Leonardo Padura ayant Mario Conde comme héros puisse être assez décevante pour beaucoup d'amateurs de ce genre littéraire. L'intrigue policière y est en effet peu excitante.
D'entrée de jeu, le lecteur de Passé Parfait, le premier opus d'une série qui pour le moment en compte dix, est confronté au classique et difficile réveil du policier non conformiste qui se fait appeler au petit matin par son supérieur qui veut lui confier un dossier délicat alors qu'il ne s'est pas encore remis de sa cuite de la veille.
Avouez que c'est plutôt éculé comme façon de commencer un roman policier. Et ce n'est pas l'enquête que l'inspecteur Conde va mener par la suite qui va changer quoi que ce soit à cette mauvaise impression puisqu'il ne s'agira que d'une suite linéaire d'entrevues et d'interrogatoires de témoins et de suspects visant à apprendre ce qui s'est passé dans les jours qui ont précédé la disparition d'un haut fonctionnaire et ainsi arriver à découvrir les raisons de sa fugue de même que les motifs qui vont par la suite mener à son assassinat. L'intrigue se terminant bien sûr par l'identification et l'arrestation du coupable.
En fait, l'enquête policière ne sert ici que de trame de fond sur laquelle évoluent des personnages qui nous révèlent différentes facettes de la vie quotidienne à Cuba au début des années 90. Sans jamais s'attaquer explicitement à la famille Castro, probable condition sous laquelle Padura peut continuer à vivre et à écrire dans son pays, l'auteur y décrit les misères de la population cubaine de même que la corruption généralisée des fonctionnaires de cet état.
Bien que fort intéressantes, ces descriptions ne peuvent cependant à elles seules expliquer pourquoi je me suis lancé avec autant d'enthousiasme dans la rédaction du texte que vous avez sous les yeux. Mon intérêt est plutôt lié au fait que le personnage principal de Passé Parfait multiplie tout au long du roman les références à la lecture et à l'écriture. Mario Conde est un policier, mais un policier qui lit et qui rêve de devenir écrivain. En voici quelques-unes pour appuyer mes dires :

« Tu n'écris plus, Mario ? Non, plus maintenant. Mais un de ces jours… dit-il, se sentant mal à l'aise ».
« Si ton mari n'avait pas disparu, je serais chez moi en train de bouquiner ».
« Il ne lisait déjà presque plus et avait même oublié l'époque où il s'était juré, en regardant la photo de cet Hemingway qui avait été l'idole la plus adorée de sa vie, qu'il serait écrivain, rien d'autre qu'écrivain… ».
« Une soirée comme celle-là, lui, il se serait fourré au lit, un livre entre les mains ».
« Moi je serai écrivain, comme Hemingway ».
« Quelques jours auparavant, il avait lu « Le pont du roi Saint-Louis » de Thorton Welder ».
« Et toi, est-ce que tu as fini par écrire quelque chose ? Non, je n'écris pas. Qu'est-ce qui t'arrive ? Je ne sais pas, parfois j'essaye, mais rien ne me vient ».
« Tant que je serai policier, je ne pourrai pas arrêter de penser qu'un jour j'écrirai un roman très abject, très romantique, très doux ».
« il s'était proposé, de nombreuses années plus tôt, d'écrire un roman sur l'abjection… accoudé au bar où le vieil Hemingway avait embrassé Ava Garner ».
« En chemin, il se trouva en forme et capable d'écrire. Il écrirait un récit très abject sur un triangle amoureux ».
« Un de ces jours, je vais écrire là-dessus, je te le jure ».

Les références à Hemingway sont nombreuses et s'expliquent autant par les goûts littéraires du personnage que par le fait que le célèbre écrivain américain a vécu longtemps à La Havane. Cependant, ce ne sont pas non plus toutes ces allusions à l'écriture ou à la lecture parsemées dans le roman qui m'ont enthousiasmé au point d'entreprendre la très studieuse recherche dont j'aimerais partager les résultats avec vous.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, c'est à la dernière minute de ma lecture de Passé Parfait, plus précisément en lisant son dernier paragraphe, que des interrogations auxquelles il fallait absolument que je trouve une réponse ont subitement surgi.
Voici les mots en question :
« Il abandonna la tasse vide sur la table de nuit tachée par d'autres tasses abandonnées, et il alla jusqu'à la montagne de livres qui attendaient sur une banquette leur tour de lecture. Il en parcourut le dos avec le doigt, cherchant un titre ou un auteur qui l'enthousiasmerait. Il renonça à mi-chemin. Il tendit la main vers la bibliothèque et choisit le seul livre qui n'avait jamais pris la poussière. Que ce soit très abject et émouvant, répéta-t-il à voix haute. Il se mit à lire l'histoire de l'homme qui connaît tous les secrets du poisson-banane, et qui, peut-être à cause de cela, finit par se tuer. Il s'endormit en pensant que, du fait du génie paisible de ce suicide, cette histoire était une pure abjection ».
Avec toutes les références à Hemingway que l'on peut trouver dans « Passé parfait », j'ai pensé que c'est à cet auteur que Padura pensait quand il parle du seul livre de sa bibliothèque qui n'a jamais jamais accumulé de la poussière. D'autant plus que Hemingway s'est suicidé. Cependant « l'homme qui connaît tous les secrets du poisson-banane » me posait problème, car je n'avais aucune idée à qui il faisait allusion tout comme d'ailleurs je ne pouvais comprendre les répétitions du thème de l'abjection, que l'on peut retrouver à quelques autres reprises dans le roman et qui semble à première vue être lié à cet écrivain.
Tout se complique à la lecture de ce paragraphe dans sa version originale espagnole, Pasado Perfecto. L'abjection y est représentée, de même qu'à toutes les autres occasions où il apparaît dans le roman, par le mot « escualidez » ou son adjectif « escuálido ». Ce qui est traduit dans les dictionnaires par « sale -dégoûtant », mais aussi par « maigre-efflanqué ». À la limite, « sale-dégoûtant » peut être associée à l'abjection et il est possible que l'on puisse souhaiter écrire ou lire un livre qui soit à la fois abject et émouvant : « que sea escuálido y conmovedor ». Or, la dédicace de ce roman, autant dans sa version originale espagnole que dans sa version française, se lit comme suit : « Para Lucia, con amor y escualidez ». En effet, l'éditeur français ne l'a pas fait traduire. Pourquoi ? Est-ce pour éviter que le lecteur se demande comment l'on peut associer amour et abjection ?
La lecture du deuxième roman de la série des Mario Conde : Vents de Carême apporte certains éclaircissements à cette question tout en complexifiant davantage l'interprétation de « escualidez ». On y lit en effet qu'après avoir fait connaissance avec une jeune femme qui habite non loin de chez lui, Mario Conde lui prête un livre qui est ce que « J. D. Salinger a écrit de mieux ». Elle venait tout juste de lui dire qu'un jour « elle avait lu quelque chose de Salinger qu'elle trouvait fabuleux (et il avait alors eu envie de rectifier : non, c'est dépouillé et émouvant ». « Dépouillé » !!! Voilà une traduction très différente du mot « abject » qui a été choisie par Caroline Lepage, la traductrice de Passé Parfait. En effet, c'est un autre traducteur, François Gaudry, qui a traduit Vents de Carême, et « dépouillé » est beaucoup plus proche de « maigre » et « efflanqué », les autres sens de « escuálido ». de plus, René Solis et Mara Hernandez, les traducteurs du troisième roman de la série, Électre à La Havane, utilisent eux aussi « dépouillé » pour traduire « escuálido », car l'expression revient aussi à plusieurs reprises dans ce troisième opus : « Peut-être que la seule vérité était son incapacité à écrire quelque chose qui fut émouvant et dépouillé » et « Je leur ai dit que tu aimais écrire des choses émouvantes et dépouillées ».
Pour en avoir le coeur net, je suis allé vérifier ce qu'il en est dans l'oeuvre de J.D. Salinger. Une oeuvre dont je ne connaissais que le réputé Catcher in the Rye (L'attrape-coeurs, en français).
Grâce au réseau des bibliothèques publiques de la ville de Montréal, j'ai pu facilement mettre la main sur un exemplaire de chacune des versions anglaise et française du recueil de nouvelles intitulé Nine Stories par son éditeur américain et Nouvelles par son éditeur français, tout comme d'ailleurs j'avais pu y emprunter les exemplaires de chacune des versions française et espagnole des romans de Padura.
Un coup d'oeil sur la table des matières de Nouvelles suffit pour découvrir que « l'homme qui connaît tous les secrets du poisson-banane » du dernier paragraphe de Passé Parfait réfère au titre du premier texte de ce recueil : Un jour rêvé pour le poisson-banane. Ce qui se confirme à la lecture de la nouvelle puisqu'elle se conclut par le suicide de son personnage principal, tout comme cela est énoncé dans la dernière phrase du roman de Padura.
Mais ce n'est pas tout. le sixième titre de ce recueil se lit comme suit : Pour Esmé, avec amour et abjection qui est la traduction de For Esmé, with love and squalor qu'en a faite Sébastien Japrisot en 1961. Une formulation qui est proche parente des mots employés par Leonardo Padura dans la dédicace de Pasado Perfecto tout comme dans celle de Passé Parfait : « Para Lucia, con amor y escualidez ».
Dans Pour Esmé, avec amour et abjection, une fillette demande au personnage principal s'il peut lui écrire une histoire :
Ça n'a pas besoin d'être terriblement long ! du moment que ce n'est ni bête ni puéril. Ce que je préfère, c'est les histoires sur l'abjection. 
Sur quoi ?
L'abjection. Je suis extrêmement intéressée par l'abjection… faites-la extrêmement abjecte et émouvante, suggéra-t-elle…
Il me semble que la question de la longueur, que l'on peut associer à la maigreur et au dépouillement, a son importance et peut conduire à penser que peut-être que le traducteur français a mal interprété le « squalor » de Salinger en lui donnant le sens de « abject ». Après tout, dans la biographie de Japrisot sur Wikipédia, il est écrit que sa connaissance de la langue anglaise était sommaire quand il s'est lancé dans la traduction de romans américains dans les années 50.
Alors, quel est le terme le plus approprié pour traduire « squalor » et « escualidez » en français ? « Dépouillé » ou « abject » ?
Questionnée sur le sujet, ma professeure d'espagnol, qui est d'origine cubaine et qui est aussi philologue, m'a répondu que dans sa première acceptation « escuálido » signifie : maigre, efflanqué, mal alimenté, peu développé. Cependant, dans le contexte des pénuries alimentaires cubaines, le mot a perdu son sens de causer du dégoût et se rapproche maintenant plus d'un sentiment de peine et de compassion. J'en déduis que dans un contexte littéraire, « escuálido » peut certainement se traduire en français par le mot « dépouillé ». Ce qui, d'ailleurs, correspond parfaitement à la définition de la courte nouvelle (Short Story).
Cela clarifie un peu plus la question, sans que ce soit vraiment limpide. On peut cependant conclure que le choix qu'ont fait Sébastien Japrisot de même que la traductrice de Passé Parfait d'employer le mot « abject » peut être discutable et que le choix qu'ont fait les traducteurs de Vents de Carême  et de Électre à La Havane d'utiliser « dépouillé » peut être plus adéquat. Toutefois, mes propres limites en anglais tout comme espagnol ne me permettent pas trop de pontifier sur le problème. Chose certaine, tout cela démontre bien les difficultés du travail de traduction d'une oeuvre littéraire.
Je considère cependant que l'expérience en valait la peine malgré l'absence d'une réponse claire, nette et précise à mon questionnement, car elle m'a permis d'effectuer une recherche qui a enrichi mes connaissances tout en nourrissant ma passion pour la lecture. Mais à part ça, sérieusement, est-ce qu'il y a quelqu'un dans l'univers qui peut s'intéresser à des sujets pareils à part moi ?
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