Cindy Sherman

La représentation du féminin est un cirque qui dépasse largement la représentation du masculin. Sans parler de la photo de mode, et de la photo tout court, qui donne l'illusion, plus que la peinture, que ce que l'on voit EST. Or, comme Claude Cahun, sa prédécesseuse moins reconnue, Sherman sait que toute femme est d'abord déguisée en femme. Le cinéma comme la mode n'ont fait qu'aggraver ou "embellir" les choses: ils ont glamourisé la catastrophe de l'identité faite aux femmes.

Toutes les photographies de Cindy Sherman (plus de 600) de 1975 à 2020 sont intitulées Untitled (Sans titre), donc sans identité, mais elles ont toutes (à l'exception des premières œuvres) un numéro. On peut donc les comptabiliser et faire l'inventaire précis de tous les états de la féminité ; ces titres arithmétiques indiquent bien la multiplicité, le nombre sans fin.

Au lieu d'imiter le clown des clichés, Cindy Sherman a su trouver sa voie entre l'angoisse tragique du Clown de Bruce Nauman, l'entertainement joyeux de Rondinone et la dissolution évanescente des visages de ceux de Roni Horn. Ses clowns sont cruels, dérangés, libidineux, ils font peur aux enfants ; elle les voulait, dit-elle "intenses, avec un côté méchant ou déplaisant, mais aussi avec une dimension pathétique."

Le thème du travestissement dans l'art n'est pas nouveau. Rappelons-nous les grandes figures pionnières que sont la comtesse de Castiglione, Marcel Duchamp, Claude Cahun et Pierre Molinier; mais aussi et surtout il faut se reporter aux pratiques des artistes féministes de l'époque, Eleonor Antin, Adrian Piper, Martha Wilson, qui font des performances avec leur corps et se déguisent, à la recherche d'une autre identité. Cindy reconnaît avoir été influencée à ses débuts par ces différents modèles.

Selon Mary Ann Doane, la mascarade, en affichant la féminité, permet de la maintenir à distance. Ce masque que l'on peut porter ou retirer peut être considéré comme une position de résistance à la domination patriarcale, le jeu exagéré de codes et de signes ultra-féminins constituant un défi au regard masculin. La mascarade est enfin l'organisation inconsciente d'un trompe-l'oeil.

Prioritaire et central dans son œuvre, l'inventaire imagé des archétypes de la féminité tels qu'ils ont été assumés par les femmes comme autant de rôles joués et surjoués à partir du regard masculin. Marie-Laure Bernadac et Marie Darrieussecq explicitent lumineusement dans ce catalogue ces incarnations contraintes de la féminité. La première dévoile une "mascarade" évoquée par Marie Darrieussecq dans une formule justement lapidaire: " Cindy Sherman sait que toute femme est d'abord déguisée en femme..., elle joue ces femmes...qui jouent le jeu... où la joueuse ne cesse de perdre."

Si elle fabrique chacune de ses images, elle en assure aussi tous les rôles : maquilleuse, costumière, accessoiriste, metteuse en scène, photographe et même technicienne photo, tout en endossant d'abord le rôle de modèle derrière celui, prioritaire, de l'actrice.

Depuis ses fameux Film stills de 1977 où elle conçoit une cinématographie imaginaire, Cindy Sherman a été Vénus botticellienne, grande dame de l'âge d'or hollywoodien, bourgeoise dépeinte par Ingres, clown, amoureuse suspendue à son téléphone, fashionista dans les coulisses d'un défilé, sorcière, ogre ou tout récemment dandy contemporain. Dans ses toutes dernières séries, elle se fait même "couple", apparaissant dans les deux genres, tour à tour masculin et féminin.