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Critique de Ptatho



Istanbul, souvenirs d'une ville - Orhan Pamuk
Folio ISBN 978-2-07-035860-1 (Edition novembre 2017)


On pouvait s'en douter un peu, dans « Istanbul, souvenirs d'une ville », Orhan Pamuk évoque avant tout ses souvenirs d'enfance : « ….. toute parole relative aux qualités générales, à l'esprit ou bien à la singularité d'une ville se transforme en discours indirect sur notre propre vie, et même plus sur notre propre état mental. Il n'est pas d'autre centre de la ville que nous-mêmes » (p512).
La tristesse, la mélancolie, l'hüzün (équivalent turc du spleen, chapitre 10, p137)) imprègnent ces pages consacrées à son enfance, comme semble-t-il, une large partie de son oeuvre.
Cet état d'âme est dans un premier temps lié à la prise de conscience de la perte d'influence de la ville depuis la chute de l'empire ottoman (en 1922, conséquence indirecte de la première guerre mondiale). Celle qui à l'époque était encore Constantinople, n'est plus la deuxième Rome, elle n'est même plus la capitale du nouvel Etat turc qui devient Ankara. Depuis 1930, Constantinople s'appelle Istanbul, abandonnant ainsi son appellation d'origine latine l'associant à Constantin, pour devenir Istanbul et gommer en quelque sorte ses origines européennes.
Etre stambouliote, c'est être perpétuellement dans l'ambivalence géographique entre l'Europe et l'Asie (l'Orient). Ce tiraillement entre deux continents, entre deux cultures, entre deux rives d'une même ville est un thème majeur de cet ouvrage qui révèle le conflit intérieur que vit Orhan Pamuk, par ses origines familiales pro-occidentales et sa religion musulmane.
Il existe toutefois un élément emblématique et fédérateur (historique et géographique) de cette ville, il s'agit du Bosphore : « face au parfum de défaite, d'effondrement, d'humiliation, de tristesse et de dénuement qui pourrit insidieusement la ville, le Bosphore est profondément associé en moi aux sentiments d'attachement à la vie, d'enthousiasme de vivre et de bonheur » (p81). Lieu de l'activité marchande ou touristique, localisation d'où l'on voit, en bateau, défiler tout Istanbul, aboutissement de principales rues de la ville, le Bosphore « s'inscrit dans la continuité » (p95) et donne à Istanbul une identité que l'histoire lui refuse.
Le Bosphore, ce sont ces bateaux de tailles et de formes diverses, venant d'on ne sait d'où, pour se diriger on ne sait vers quoi. Ce sont ces « vapur » si familiers qui cabotent entre ses rives en crachotant leur noire fumée ou ces bâtiments de guerre toujours menaçants ou bien encore ces accidents spectaculaires entre bateaux qui incrustent dans la mémoire des stambouliotes un repère temporel des plus précis.
Quels que furent ces lieux d'habitation et ses activités, Orhan Pamuk a toujours eu le Bosphore en aimant de sa boussole interne. Tout l'y conduit, jamais il ne l'oublie. Cet élément liquide toujours changeant est ce qui au final est le plus stable à Istanbul, et qui donne à la ville sa plus forte identité.
Pour autant, Orhan Pamuk n'oublie pas de nous promener sur les sites les plus connus comme dans les quartiers souvent ignorés, dans les cimetières, les églises et les mosquées, sur les places, les ponts ou les ruelles encombrées, dans le dédale des rues vers les échoppes des artisans.
C'est la promesse tenue du titre de son ouvrage. Deux remarques pour autant.
Il faut se munir d'une carte pour suivre ces déambulations qu'Orhan Pamuk a pu faire dans toutes conditions et circonstances : en famille, seul avec son père ou sa mère, en allant à l'école ou en « séchant » ses cours d'architecture. Déambulations de jour comme de nuit (ces dernières étant souvent liées à un moment de révolte contre sa famille, l'université, …et bien d'autres sujets encore, c'est-à-dire la société dans son ensemble) dont il rentrait pour regagner sa chambre, épuisé, et trouver enfin le repos.
La deuxième remarque concerne un aspect graphique. L'éditeur ( ?) a retenu l'alphabet turc pour évoquer tous ces noms de lieux, de monuments … cela est probablement parfaitement exact localement, mais n'en facilite en rien la lecture et/ou la prononciation et moins encore la mémorisation, à cause des caractères absents de notre alphabet (bien sûr ce n'est qu'un détail, mais imaginerait-on la traduction d'oeuvres chinoises, japonaises qui conserverait la forme locale du nom des lieux ?).
Au-delà de ces remarques un peu secondaires, le thème majeur de cet ouvrage outre la description de la ville concerne Orhan Pamuk et la métamorphose qui le mène de sa naissance à la fin de son adolescence. On vit, en premier lieu, cette métamorphose au travers des relations qu'il a avec sa famille en général mais plus particulièrement avec son père et sa mère.
Orhan Pamuk dédie Istanbul, souvenirs d'une ville à son père qui vient de mourir lorsqu'il termine l'écriture de l'ouvrage qui se clôt par une longue évocation des conversations qu'il a avec sa mère. Tous deux, ses parents sont, sur des aspects bien différents, les pôles majeurs de sa chrysalide. Ils forment le point d'orgue qui accompagne, par touches successives, les évolutions du jeune Orhan dans cette ville qui en est le berceau. L'état d'esprit du jeune Orhan est souvent perçu en réaction au climat dans lequel évoluaient les relations de ses parents : les moments de joie lors des promenades en voiture du dimanche matin sur les rives du Bosphore, mais aussi le repliement sur soi, conséquence des disputes qui commençaient souvent à table, ou la solitude liée à la disparition, temporaire et inexpliquée, de son père ou de sa mère. Leurs mésententes, les absences répétées de ce couple du cercle familial, n'ont en rien entamé de la sincère dévotion filiale d'Orhan à l'égard de ses parents.
Et le cercle familial comportait de nombreuses autres personnes. La figure tutélaire du grand-père paternel imprègne de nombreuses réflexions. Un chapitre entier est consacré à la grand-mère paternelle devenue « la patronne » (p173) de cette grande famille après le décès de son époux. Oncles, tantes …..marquent de leur présence le tissu des relations et alliances entre les uns et les autres dans l'immeuble Pamuk. Enfin on ne peut oublier le frère ainé d'Orhan. Leurs relations sont assez classiques dans une telle fratrie : disputes et attention réciproque en sont la caractéristique.
Au travers de toutes ces personnes, et la vision que nous en restitue Orhan Pamuk, on voit vivre une famille stambouliote, aisée, pro-occidentale dans le courant du XXème siècle. L'école, Dieu et la religion, le plaisir de dessiner, les premiers émois amoureux, Orhan Pamuk les insère dans l'approfondissement de son attachement à sa ville.
Un autre thème irrigue cet ouvrage. Il s'agit « des riches ». Là aussi, Orhan Pamuk leur consacre un chapitre spécifique (p280). Pourquoi ce thème ? N'y aurait-il pas ici une correspondance entre Istanbul et la situation familiale ? Son père (et son oncle) n'a pas su perpétuer l'opulence créée par le grand-père (« qui avait réussi à constituer une fortune considérable » p 173). de son côté, la richesse d'Istanbul, son passé prestigieux sont, au cours de ce XXème siècle en train de disparaitre comme disparaissent dans les flammes les « yali » qui bordaient les rives du Bosphore.
Mais « les riches » que stigmatise Orhan Pamuk, ce sont aussi ces Stambouliotes qui veulent se distinguer des autres Turcs y compris ceux qui, venant d'autres provinces, ont pu accéder à l'aisance financière, sans être imprégnés d'Istanbul et de son passé.
Ce qui est plus surprenant encore, c'est d'associer un peu systématiquement à la richesse des origines toujours troubles, voire amorales (« derrière la fortune […], il y avait les queues et les disettes de la Seconde Guerre Mondiale » – p 284). de plus, « leur richesse n'étant fondée sur aucune activité intellectuelle, [les riches] n'avaient que peu d'intérêt pour les livres et l'étude (p284). Il y a là, sans être à exclure, une vision superficielle et réductrice de la réalité, probablement liée à la jeunesse de l'observateur. Ce n'est qu'à la faveur d'une remarque de son père que les riches sont quelque peu rétablis dans leur réalité surement plus complexe que perçue par le jeune Orhan : « …. mon père me coupait soigneusement la parole……il s'empressait de dire qu'en réalité, la femme dont je parlais avait très bon coeur, et que c'était une fille très bien intentionnée, et que je comprendrais très bien si je la connaissais mieux.»(p297).
Mais peut-être qu'Orhan Pamuk développe un tel ressentiment à l'égard des « riches » pour des raisons plus personnelles encore : « Cette inégalité (entre les riches et sa famille), je la sentais dans le fait que quelqu'un écorche le nom de mon père ou croie que mon grand-père était agriculteur de province » (p289). de même, le riche père de « Rose Noire », son premier amour, réussit à mettre fin à cette relation en envoyant sa fille poursuivre ses études en Suisse pour la séparer du « peintre bohème » qu'était à l'époque Orhan (p489).
On peut comprendre la rébellion d'une jeune pousse face à la société établie. La réduire aux seuls riches est une réaction simple, même si elle n'est pas sans fondement. Est-ce pour autant une caractéristique d'Istanbul ? Bien d'autres lieux, bien d'autres époques permettraient également de développer une telle réaction.
Terminons cette note de lecture en évoquant un des procédés littéraires retenus par Orhan Pamuk pour donner une large vision d'Istanbul. L'auteur reprend et commente de nombreux artistes, peintres, écrivains, poètes, cinéastes, photographes qui dans leur oeuvre ont traité d'Istanbul. Sans être très original, ce procédé ne manque pas d'intérêt lorsqu'il s'agit de photos d'époque qui donnent un complément visuel à la description des lieux qui en est faite. Mais on pourra aussi remarquer que ce procédé allonge considérablement le texte et peut à certains égards égarer le lecteur dans des considérations parfois éloignées du sujet ou créer des redites n'apportant pas de nuances particulières. Mais n'est-ce pas là une des caractéristiques du style de l'auteur : de longues phrases, un sujet très documenté, un intellectualisme certain ?
RB
16/08/2018

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