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Critique de Raissa86000


Araldus, qui est-ce ?
C'est le personnage éponyme de ce roman de David Pascaud, déjà auteur des Nouvelles d'un vaste monde en 2013. Araldus ? Un petit seigneur poitevin du dixième siècle, aux origines obscures – quelques éléments de réponse se dévoilent discrètement au fil du récit. L'auteur se base sur l'existence avéré d'un personnage historique : un certain Araldus – ou bien Airaud – qui a laissé son nom à une ville du département de la Vienne, Châtellerault, au nord de Poitiers.
Un personnage peu sympathique, capable de toutes sortes de brutalités, mais comment pourrais-je le juger avec mes yeux de femme du XXIe siècle ? Il aime sa Gersinde, il l'aime cette femme effacée et si présente, d'un amour fruste probablement, mais il la sait indispensable, elle est celle qui donne un sens à tout ce qu'il peut penser, espérer, rêver. Elle est sa survie, sa mémoire. Non non, ce roman n'est pas féministe, mais le monde patriarcal qui y est décrit semble reposer sur le silence de femmes qui ne savent pas encore le pouvoir qui est le leur. le passage où la vieille Lecberge soigne Gersinde, souffrante et enceinte, est un moment crucial.
Le contexte historique du roman n'est pas sans intérêt : l'auteur ne fait pas une incursion dans ce Moyen Age féodal qui peuple trop nos imaginaires habituels. le dixième siècle, époque transitoire, est bien plus intéressant car il bouscule certains clichés. C'est l'époque de la désagrégation de l'Empire carolingien à cause des invasions étrangères (le roman relate des incursions normandes jusqu'au Poitou), une désagrégation qui annonce une refonte en profondeur de la société. Les représentants du pouvoir central carolingien, les "comtes", prennent de plus en plus d'autonomie et s'entourent de fidèles, on assiste à une sorte de privatisation du pouvoir, des liens d'homme à homme se forgent, et Araldus veut prendre une part, même infime, à cette redistribution. Il fait allégeance au comte de Poitiers, un certain Eble Manzer (personnage réel lui aussi qui est à l'origine d'une longue dynastie de comtes de Poitou et ducs d'Aquitaine).
Le modeste castrum qu'il concède à Araldus dans le nord du comté représente bien la vie de son vassal. C'est de ce castrum (une tour et un rempart en bois assez misérables il faut bien le dire) qu'Araldus accomplit sa mission. Il surveille le territoire, il régente et organise sa vie à partir du castrum qui devient sa seule raison de vivre, tout tourne autour de cette construction qui peut se consumer aussi vite que ses rêves et ses espoirs. Araldus ne maîtrise que bien peu de choses en réalité.
D'un point de vue strictement documentaire, on plonge aussi grâce au roman dans la rivalité peu connue entre Carolingiens et Robertiens (leurs grands rivaux). les ancêtres des Capétiens… Passionnant, la petite histoire locale, celle d'Araldus, petit homme au pouvoir fragile, vivant parmi les poules de la basse-cour de sa tour en bois, s'enchevêtre avec la grande, les ambitions des puissants, et au fil des pages, des grands noms s'invitent dans le récit : Rollon le viking, le Franc Hugues le Grand, père du futur Hugues Capet, les derniers rois carolingiens… Mais ils sont si loin de la réalité quotidienne d'Araldus.
Le roman se divise en 24 chapitres, et chacun peut être lu comme une petite nouvelle. Chaque chapitre a un titre à l'impératif : commandement divin ou celui de la conscience du personnage ? C'est une des questions sous-jacente du livre : le personnage principal, Araldus obéit-il a une force supérieure, est-il tout simplement livré à lui-même, ce qui semble bien être la thèse de l'écrivain ?
Chaque chapitre, ou bien chaque épisode, a son atmosphère, parfois onirique (ah, ce cauchemar après une nuit de beuverie !), l'autre versant dans le roman d'action, et puis des moments plus sentimentaux, plus introspectifs. Les premiers chapitres, plus longs, parfois descriptifs, permettent de s'immerger dans l'époque autant que dans la psychologie assez tourmentée du héros, et puis un chapitre chamboule la narration, et l'un des personnages, proche d'Araldus, prend la parole alors que le maître est retiré, absent, comme si le temps des exploits – ou disons des actions – d'Araldus – était achevé. Après les actions qui auront peut-être permis à Araldus de s'affirmer et de s'élever, c'est réellement le temps du récit, et le personnage en question (un certain Eluard), avec sa truculence et ses excès de langage, s'en empare… le passé devient ce qu'on en fait, voici venu le temps de la réécriture, la vie devient épopée ou dérision... et le roman se transforme en mise en abîme. Habile.
A partir de là, étrange envie que j'ai eue d'associer la structure du roman avec les 24 heures d'une journée. Je ne saurai jamais si l'auteur a vraiment eu cette intention, mais c'est troublant, et les heures s'accélèrent, les épisodes raccourcissent jusqu'à la dernière heure. La vue du héros baisse, il se détache peu à peu du monde réel, laissant les affaires à de plus jeunes - de plus inconscients ? -que lui, il passe la main, ses espoirs se flétrissent aussi, il y a alors quelque chose de fractionné dans l'enchaînement du récit.
Le point final est un retour aux premiers mots… Même lieu, même homme, à quarante ans d'intervalle, la boucle serait-elle bouclée dans ce roman où la symbolique du cercle transparaît assez nettement ; le monde d'Araldus s'est-il rétréci ? S'est-il élargi ? Araldus a-t-il finalement transmis quelque chose ?
Oui, il s'agit bien plus qu'un roman historique où l'on apprendrait ce que mangeaient nos ancêtres des âges pré-romans, où l'on assisterait à une lutte de pouvoir politique (le passé seulement ?) entre clans rivaux… Plusieurs niveaux de lecture sont possibles, sûrement. C'est un roman riche et profond qui intrigue et qui interroge. Maintenant que je l'ai lu, je vais le relire, repérer d'autres clés, d'autres angles. Je ne suis pas sûre d'avoir vraiment cerné Araldus, le roman comme le personnage.


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