Film de Cédric Daly (2021). Voix-off : Christophe Ravet. Texte de David Pascaud. D'après le polar L'affaire DeMerks (Jerkbook Editions).
"Sais-tu de qui je porte le nom ?
- Quel autre mystère vas-tu me jeter à la figure ?
- Je porte le nom du grand homme, Abraham… Celui à qui Yahvé, mon Dieu, ordonna de sacrifier son fils…
- Sacrifier son fils ? Et l’a-t-il tué, le bougre ?" demande Araldus dans un mélange de dégoût et de moquerie.
"Nenni, mon sire, répond Abramus d’une voix douce. Dieu est infiniment bon… Il a retenu le bras…
- S’Il ne l’avait retenu ?
- Il l’a fait car Abraham a prouvé son dévouement en levant son poignard. Yahvé n’a guère besoin d’un sacrifice, la preuve de l’obéissance suffit. Ainsi se crée l’Alliance avec Lui…
- Tu ne me réponds pas… S’Il ne l’avait pas retenu ?
- Dieu l’a fait, et il n’est pas possible qu’il en ait été autrement.
- Tu m’agaces, Abramus… Toi et ton foutu dieu aussi, qui ordonne de tuer un drôle. À quoi joue-t-Il donc ?
- Tu appelles jeu ce qui est Alliance avec Dieu.
- Et ton bras, juif, le retient-il ?
- Lui seul le décide.
- Et le mien ?"
Araldus brandit un poing menaçant.
"Je vais te frapper… Nous verrons bien si ton dieu ose m’arrêter."
Abramus garde son calme. Son regard clair reflète une grande bonté. Les flammes de l’âtre se mettent à gronder, les deux triangles croisés de l’étoile étincellent sur la poitrine.
"Je pardonne à tes paroles car je sais que tu me hais de la haine de l’ignorant."
« Dis-moi ce que tu vois… Les arbres, le ciel… »
Et Franc Coutel parle. Araldus semble apaisé par les mots de l’affranchi.
Franc Coutel, tout en décrivant les paysages traversés, songe à la créature qu’il n’est plus, à ce temps où la terre était si basse, où on le courbait à coups de fouets et d’injures pour arracher les mauvaises herbes, défricher, couper le foin, moissonner, cueillir les grappes. Le nez, toujours pointé vers le sol. À présent, on lui demande de lever les yeux et de voir le plus loin qu’il peut. Sur une tour de garde, sur sa monture, partout, il passe sa vie à scruter l’horizon. Bien sûr, sa main obéit encore bien plus à la volonté d’autres qu’à la sienne propre. Mais il est soldat, il a le droit de monter à cheval, il galope à travers champ, il braille en ingurgitant le vin qu’il ne fabrique plus, il peut user d’un coutelas qui lui appartient… D’où son nom.
Dans la solitude j'étais le plus courtois des hommes ; en société, par contre, je perdais un peu de mon savoir-vivre, je me renfrognais et on devait probablement me juger taciturne, sauvage, cassant même. Je n'aimais rien moins que les conseils des autres et leurs putains de règles de vie citoyennes. Finalement, j'ai toujours été un sacré prétentieux : je pensais que sa propre grandeur se quantifie par le fait même que nul autre que soi ne peut la mesurer ; l'absence d'autrui devenait un prétexte, voire une obligation, à ne pas se relâcher, à cultiver une attitude réservée, réfléchie ; en de nombreuses occasions, c'était comme si j'étais au-dessus de moi, m'observant marcher, regarder ma montre, épier le monde et les activités des autres ; je m'observais observant.
- Le Portrait -
Le vieux prêtre trépigne dans sa bassine. Tout s’agite soudainement en lui, les mains, les épaules étroites, la tête, la houppe blanche, la prunelle des yeux… De ce singulier petit corps tout en nerfs jaillit un flot de paroles :
« Les serviteurs du démon sont ceux qui chassent le plaisir ! L’acte charnel apporte joie, tendresse et paix de l’âme. C’est aussi par lui que la terre se peuple. Même infertile, il est pur car il est élan d’amour. Quand je prends la femme par la croupe, je n’oublie jamais d’en remercier le Seigneur. Je prie toujours en même temps que je la travaille.
- Voilà une bien belle religion. Fais-toi donc prophète et je jouerai volontiers l’apôtre. J’irai prêcher pour toi jusqu’au pays des Maures…
(Chapitre 17. Septembre 955 : bats-toi pour le comte)
« Il y a quatre nuits de cela… Dans et hors la cité, tout le monde dormait… [...] Nous avions encore résisté aux nombreux assauts des soldats de Hugues… Je crois que le sommeil nous a tous assommés, eux comme nous, pareil à un coup de masse d’arme derrière la nuque ! La nuit totale… Et là, au milieu de rien, un mystérieux tourbillon est apparu, il s’est approché de la tente du duc des Francs, il l’a renversée ! Le grand Hugues a poussé un cri d’effroi qui a résonné jusque sur les murs du palais de notre comte ! À l’aube, la nouvelle s’était propagée dans toute la cité. Quand le soleil est arrivé derrière les collines, le peuple de Pictavi a accueilli la lumière avec des cris de joie ! »
Araldus fronce les sourcils. Le bruit autour de lui l’irrite. Le borgne continue son récit :
« Nos forces ont décuplé depuis cette nuit ! Malgré nos bras fourbus et malgré la faim… Nous avons avec nous la bénédiction du Ciel ! Il se dit que des soldats de Hugues ont été si effrayés par ce présage qu’ils ont abandonné leur maître ! Ils ont fui ! Hugues doute, Hugues a peur !
Araldus lâche un discret soupir.
« Toi, tu l’as vu ce tourbillon ?
- Nenni ! Mais les toiles du campement de Hugues bigeaient le sol ! J’ai vu ça, et j’ai vu ses soldats courir dans tous les sens !
- Le vent souffle fort en cette saison. Il annonce déjà la froidure de l’hiver prochain…
- Que me parles-tu de vent, Araldus ?
- Un vent violent fait s’envoler n’importe quel abri de toile, fût-il celui du roi du monde…
- C’est un miracle !
- C’est le vent. »
Chap. 17
On l’appelle l’Acabassé ou encore le Maure.
Cela dépend des humeurs des hommes, des caprices du ciel. [...] Il promène sa silhouette tordue des abords d’un village à la proximité d’un champ, ne réclamant jamais rien, se contentant d’être là, à distance sans être trop éloigné, baveux et misérable, heureux qu’on lui jette des restes de victuailles, des morceaux d’habits et quelques cailloux. L’été, c’est l’opulence. [...]
On le dit muet. Il grogne seulement un peu à chaque début d’averse. Encore que des gamins l’aient observé, un jour qu’il était assis au milieu d’une petite clairière, tout entouré d’oiseaux, en train de chantonner un jargon incompréhensible. Ainsi donc, il parle aux bêtes, et probablement aux esprits. Mais nul ne s’en plaint autrement. Il ne vole pas et se sauve dès qu’on l’approche en brandissant un bâton.
Il se dit qu’il construit une nouvelle cabane à chaque automne, dans les profondeurs de la forêt, à l’aide des branchages défleuris. De tout l’hiver, on ne le voit plus. Puis le printemps renait, et l’Acabassé vient claudiquer à l’horizon, dans les marges du territoire des hommes. On se rassure de son retour. On aime à le savoir vivant, ce miséreux des beaux jours. Sa réapparition indique que l’ordre du monde n’a point été bouleversé, même par un froid trop rude, même par une disette meurtrière. Il a survécu, la vie peut continuer, au sein d’une nature enfin clémente. On lui balancera encore, en ricanant, les déchets d’une terre généreuse.
Chez moi, tout a sa place. Je suis un maniaque, il ne faut pas perturber ce monde qui est le mien. Je possède une petite étagère qui me sert de bibliothèque. J'y entrepose une quinzaine de livres, guère plus, dont je ne peux ni ne pourrais jamais me séparer. Tout ce que je n'ai jamais su écrire, d'autres l'ont fait. [...] Parfois je fixe l'étagère et je me dis que l'addition de mes angoisses, de mes perceptions et de tout ce que mon esprit a englobé représente bien peu de choses. Il s'agit probablement d'un sentiment de finitude égal à celui du bagnard remis en liberté et dont les affaires personnelles logent dans une seule boîte à chaussures [...] Je regarde ces livres. Je les fixe un à un en essayant de ressentir l'infini que chacun contient. Les infinis s'additionnent, se figent les uns après les autres. Je globalise l'ensemble qui se trouve fini, déterminé. Cet immense empaquetage achevé, je songe encore quelques instants.
Je m'extirpe ensuite de cette méditation et je sors prendre l'air.
Extrait de "Le portrait"
Enfant, il a appris à compter avec un homme d’Église – moine ou prêtre, il ne se souvient pas avec exactitude, probablement s'agissait-il d'un membre de l’abbaye Saint-Cyprien –, un petit homme risible aux orteils saillants dans ses sandales de cuir, à la bure toujours crottée, aux commissures blanchâtres et au nez pointu. Eble l’avait missionné auprès de ceux qu’il appelait « les fils de son palais » pour leur donner un minimum d’instruction. Celle-ci n’a pas excédé un an. Le petit clerc est vite mort à clamer ses connaissances, à s’époumoner, puis à tousser, à cracher des filets de sang. Les vents du nord ne réussissent pas aux corps non aguerris. Et un esprit lettré ne les protège guère.
La femme d’Araldus voit passer les saisons sans jamais se plaindre, presque muette. Son corps, d’une grâce fluette, supporte les canicules de l’été, la froidure de l’hiver. Elle résiste aux excès de la nature, mais celle-ci lui a fait payer : deux petits êtres sont déjà sortis de ses entrailles, violacés et sans vie. Elle n’a pas pleuré.
Grelottants dans plusieurs épaisseurs de hardes, leurs chausses s’enfoncent dans la neige jusqu’au-dessus des chevilles. Les uns derrière les autres, ils transportent trois cercueils grossiers à taille de nourrisson. Araldus est traversé par une pensée soudaine et effrayante. Ces enfants ont péri durant un hiver parmi d’autres hivers. De si courtes existences n’ont guère pu marquer l’affection de leurs proches, et ceux-ci partent accomplir la funèbre besogne comme s’ils allaient chercher des fagots de bois. Enterrer les morts n’est qu’un devoir. Aux prochaines froidures, d’autres petits corps seront inhumés. Et puis d’autres encore, à n’en jamais finir, tous dispersés et effacés par l’écoulement du temps.
(Chapitre 6. Décembre 933 : agenouille-toi devant Eble)