La trilogie de Gormenghast, tome 3 : Titus errant

- Oui, je suis toujours là.
Ou du moins une partie de moi-même y est.
L'autre est accoudée au bastingage d'un bateau.
L'air est plein d'épices et l'eau profonde et salée brille de phosphore.
Je suis seul sur le pont et personne d'autre ne voit la lune se lever,
éclairant une file de palmiers comme une procession.
Je vois l'écume blanche de la barre sur la plage.
Et je vois, et je me rappelle qu'une silhouette courait sur la bande de sable
éclairée par la lune.
Un homme courait, les bras levés au-dessus de sa tête,
et son ombre courait près de lui avec de brusques heurts
car la plage était inégale.
Puis la lune glissa de nouveau dans les nuages
et le monde redevint noir.

- Qui était cet homme ? demanda Titus.

- Comment le saurais-je ? N'importe qui. Moi, peut-être.

- Pourquoi me racontez-vous tout ça ? demanda Titus.

- Je ne te raconte rien. Je me parle à moi-même.

Je rêvais, mon garçon.
Il n'y a pas de passe-temps plus riche.
Il vous emmitoufle de plumes pourries, vous fait entendre un air maussade
et vous apporte l'odeur du foyer.

Alors minuit sonna et, pendant quelques instants,
les invités de lady Croc d'Acier eurent la chair de poule :

le frisson grimpa le long de chaque jambe,
essaima le long des cuisses et rassembla ses forces hideuses à la base de chaque épine dorsale,
envoyant ses sinistres piqueurs dans le paysage lombaire.

Puis, comme un lierre mortel,
l'effroi s'enroula autour des vertèbres et atteignit les cervicales
d'où redescendirent des ondes drapant d'une mousseline glacée
la poitrine et le ventre.

Minuit.

- Alors là, mon vieux, vous êtes vraiment naïf !
Je suis marié avec elle, mais je la vois à peine.
Quel est l'intérêt d'être marié si on passe sa vie à se cogner dans sa femme ?
Autant ne pas être marié.
Oh non ! mon cher, elle fait ce qu'elle veut.
C'est par pure coïncidence que nous nous sommes retrouvés ici ce soir.
Vous comprenez ?
Et nous sommes ravis - c'est à chaque fois comme une nouvelle lune de miel,
sans miel en fait,
et sans lune.
L'amour froid est le plus bel amour qui soit.
Si clair, si croustillant, si vide.
En bref, si civilisé.

La vie doit être variée, incongrue, ignoble et électrique.
La vie doit être aussi impitoyable et aussi pleine d'amour que le croc d'un jaguar.

Il était né et avait été élevé dans la croyance que les constructions
étaient anciennes par nature,
qu'elles étaient et avaient toujours été en train de s'écrouler ;
la poussière blanche s'accumulant paresseusement
entre les briques disjointes ;
le ver logeant dans le bois ;
l'ivraie descellant la pierre ;
la corrosion et la moisissure ;
la patine qui s'effrite ;
les couleurs fanées ;
la beauté de la décrépitude.

- Il n'y a aucun intérêt à construire un édifice, poursuivit Musengroin,
sans prêter la moindre attention à la question de Titus,
si quelqu'un d'autre ne vient pas le raser.
Une règle n'a aucune valeur si elle n'est pas transgressée
et la vie n'est rien si elle n'est pas doublée par la mort.

La mort, mon cher garçon, se penche au bord du monde
et le nargue de ses dents blanches comme un ossuaire.

J'admets la chaleur de votre sang,
la nuit de votre rage native,
les ravins de votre courroux.

Ses réactions n'étaient plus simples ni entières
car il avait vu bien des choses depuis qu'il avait fui le Rituel et,
sans être encore un homme,
il n'avait plus rien d'un enfant ou d'un adolescent,
car il avait l'expérience de la tragédie,
de la violence
et de sa propre trahison.

Il était là, pelotonné, vulnérable dans son sommeil,
et adorable comme le sont les dormeurs,
les bras désarmés,
la tête curieusement inclinée à l'angle qui fait chavirer le cœur.