Citations sur Et ils dansaient le dimanche (31)
Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu'il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l'ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l'écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s'écoulait une prière. Seule Szonja l'avait deviné.
Après trois jours de travail s'annonce leur premier dimanche. Messe obligatoire à sept heures du matin. (...)
Elle [hongroise] s'assoit à côté d'Italiennes qui déjà s'agenouillent, le visage entre les mains. Elle ne sait que faire soudain, ne comprend ni les chants liturgiques, ni le déroulé de l'office. Ses yeux vagabondent entre la couleur des murs, pâles comme une fondue de nuages, et le bleu profond des fleurs de lys sur l'étendard de Jeanne d'Arc. Elle ne saisit pas pourquoi une guerrière prend autant de place dans une si petite chapelle. Elle ne connaît pas cette femme. Est-elle une sainte, une héroïne, un modèle pour les ouvrières ? Que va-t-on leur apprendre à brandir ? Une arme, un missel, un glaive, un outil de travail ? Elles qui n'ont que leurs mains encore pataudes à faire valoir.
(p. 43)
Elsa raconte pourquoi et comment elle est venue en France, depuis l'Italie, avec son frère et sa belle-soeur : les milliers de chômeurs, la misère du Sud au Nord et Mussolini qui continue à appauvrir le pays en voulant recréer l'Empire romain et encore l'étendre à l'Afrique. Puis intarissable, comme si c'était le coeur de sa vie, elle revient au travail ici, dans ce qui lui semble être une enclave de paix sous la haute protection de messieurs les patrons et du curé.
(p. 45)
[ exil en 1929, de la Hongrie vers la France ]
« Si tu pars là-bas pour connaître la faim ou la honte, faudra revenir », lui a dit sa grand-mère la veille du départ.
(p. 30)
Les mots "accidents du travail" sont écartés du vocabulaire. Dans leurs rapports hebdomadaires, les chefs préfèrent écrire "maladresse", "erreur d'inattention", "imprudence".
Être pauvre, c'est savoir se jeter sans état d'âme dans un ailleurs. Plier sa vie dans une valise en carton bouilli, entre quelques vêtements et des rêves de second choix.
Leur première morte, leur ombre blanche, a laissé sur leur jeunesse un aveu de vulnérabilité.
Des ouvrières ont baptisé les machines de noms bizarres comme il ragno. « L’araignée », explique Elsa aux autres, « Parce qu’elle est toute noire et nous garde entre ses pattes toute la journée. » La fraternité, ça monte, ça descend, capricieuse comme la misère. Parfois, elle s’enroule autour des filles, leur tient chaud surtout quand elles ont du mal à tenir debout à cause de leurs règles ou du taux d’humidité qui avoisine les quatre-ving-dix pour cent dans l’atelier. Elle aide les filles à avancer quand même, mains tendues, la râpe aux cœur. Il faut ignorer les cheveux qui poissent, le regard du chef, ignorer la vraie lumière qui filtre à travers les carreaux embués.
[ En 1930, les ouvriers d'usine. ]
Parmi eux, déjà, beaucoup prient rouge hors des églises.
Tu vois, Szonja, sur le dessin la femme est en plein milieu. Tous, ils comptent sur nous, les communistes, les patrons, les curés. On n'est pas rien. Mais je me demande quand on pourra voter. Je ne vais pas devenir française pour me faire oublier! Moi je vais prendre la carte du syndicat des textiles, et peut-être celle du Parti.