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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"La révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants."
(P. Victurnien Vergniaud)

La nouvelle de Boris Pilniak est vite lue, mais elle vous laissera un frisson (in)volontaire, quand vous savez d'avance que cette petite centaine de pages noircies à l'encre a coûté la vie à son auteur.
Pourtant, Pilniak la précède d'un avertissement, disant que cette histoire d'un général de l'Armée rouge, qui va subir une intervention chirurgicale contre sa volonté, n'a rien à voir avec l'histoire réelle du commandant M. V. Frounzé, mort sur la table d'opération dans des circonstances étrangement similaires. Cette dénégation a permis à Pilniak de gagner quelques années de sa vie (la nouvelle étant immédiatement censurée), pour être finalement fusillé sous un autre prétexte. Quand la volonté des puissants est faite, ils trouvent toujours comment arriver à leurs fins.
Cela ressemble d'ailleurs beaucoup à l'esprit même de "Le conte de la lune non éteinte" (1926).

le train qui s'arrête au petit matin brumeux et froid à la gare d'une ville industrielle (Moscou ?) emmène un condamné à mort au sommet de sa gloire. le général Gavrilov, issu d'une famille modeste de tisserands, a réussi une carrière militaire foudroyante. C'est un enfant de la révolution, entouré d'une aura de légende. Il inspire cette crainte d'un personnage puissant et terrifiant, et pourtant... c'est un homme qui n'a jamais renié ses origines modestes ni ses amis, et a toujours su garder le dos droit tout en obéissant aux autorités.
Alors, pourquoi ?
Les ficelles de la politique s'emmêlent, parfois. le vent tourne, et les personnes indispensables comme Gavrilov peuvent devenir gênantes. Pourquoi cette opération dont il n'a pas besoin ? Gavrilov se doute bien que ce n'est pas sa santé qui est en jeu; quelqu'un en haut a juste décidé qu'il est temps pour lui de quitter discrètement la scène.
En bon fils de la Révolution, il va se soumettre, ainsi que le groupe de chirurgiens. Certes, certains d'entre eux ont bien leur opinion sur la chose, mais la main de fer du système est trop lourde pour le dire ouvertement. La nouvelle laisse déjà présager l'impitoyable machinerie stalinienne qui se mettra en route quelques années plus tard.
L'histoire semble simple, mais Pilniak la présente avec quelques ambiguïtés - je pense notamment au déroulement de l'opération de Gavrilov : où était la faille ?

J'espère que Booky ne m'en voudra pas si j'enchaîne sur le côté cinématographique de l'histoire (d'ailleurs, je viens à cet instant lui dédier cette mini-chronique), mais c'est vrai que ce "conte" est très visuel, et rappelle beaucoup les séquences rapides dans les films des années 30. le style de Pilniak est moderne et sobre, les décors sont évocateurs, et on imagine parfaitement (en noir et blanc ?) la ville ouvrière déshumanisée, le jardin et les bâtiments de l'hôpital. On monte l'escalier pour arriver dans la salle où se tient le conseil des médecins, pour suivre leur dialogue... toujours avec l'arrière goût amer, tout est en vain...
C'est justement comme si tout s'était passé dans le clair-obscur, éclairé seulement par la lune froide qui déforme la vision du monde. Sous cet éclairage, on peut accepter bien des choses complètement absurdes, mais quand le soleil se lève, on est soulagé que ce n'était qu'un mauvais rêve. Certaines époques ressemblent tout simplement à un mauvais rêve, et Pilniak a bien saisi l'atmosphère irréelle de "l'affaire Gavrilov". Mais à quel prix ? Et combien de Gavrilov, depuis ?

Cinq étoiles, non seulement parce que ça ne peut pas vous laisser indifférent, mais en prime c'est aussi très bien écrit. Comme si on avait regardé un film d'Einsenstein :
"Il était parfaitement clair que ce qui hurlait dans ces sirènes, c'était l'âme de la ville à présent gelée par la lune."
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