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Critique de GeraldineB


Monsieur Songe a la mémoire qui flanche. Il ne se souvient plus très bien. Alors chaque jour, il prend des notes, il fait ses "exercices". Il rassemble des pensées prêtes à s'envoler et les enferme précieusement dans un carnet. Et quand il n'écrit pas, que fait monsieur Songe? Il jardine, rumine ou fait la sieste, à moins qu'il ne se dispute avec sa bonne.
Ainsi s'écoule la vie tranquille de ce vieux bougon, probable double de Robert Pinget. Reclus dans sa maison de campagne, sans visiteurs hormis sa nièce, monsieur Songe, peu à peu, se détache du monde. Et ses notes partagées avec son lecteur sont comme les traces d'un lent délitement. 

"Vieillir c'est s'habituer à l'Absence avec un grand A et la nature nous y invite en nous infligeant ce qu'on appelle justement des absences avec un petit a qui se font de plus en plus fréquentes." 

Et c'est avec beaucoup d'humour que monsieur Songe nous raconte ses petits oublis et ses gaffes, cabotinant autour de ses étourderies pour mieux amuser son lecteur. Mais cette apparente légèreté ne trompe personne. Sous le rire se cache une grande nostalgie et la souffrance de voir la vie qui s'en va peu à peu, de sentir les émotions et les larmes disparaître. Car monsieur Songe est souvent seul mais il n'en souffre plus vraiment. Et si douleur il y a, ce n'est pas le manque de fréquentations qui la lui cause mais plutôt la conscience aiguë de ne plus être fréquentable.
La solitude, monsieur Songe a fini par s'en faire une compagne et le vieux bonhomme se surprend même à parler tout seul. Sa bonne dit de lui que plus il aime les mots, moins il aime les gens. Monsieur Songe ne dément pas. 
Dans cette vie quasi immobile qui ne frémit que de la possibilité d'écrire une belle phrase, le moindre événement peut devenir source d'angoisse ou bien prétexte à raconter une histoire. Et puisque la mémoire fait défaut, au moment de retranscrire l'anecdote, l'imagination prendra le relai et redessinera la réalité sous d'autres contours. Après tout, n'est-ce pas le travail de tout écrivain? Prendre une pincée de vrai et l'habiller de rêves.

Mais alors pourquoi ce vieux schnock est-il si attachant? Pourquoi le quittons-nous à regrets une fois le livre refermé? Peut-être parce qu'il nous rappelle un peu ceux que nous avons connus et qui ne sont plus, nos vieux schnocks à nous. Mais peut-être nous renvoie-t-il aussi à nos propres questionnements, à notre été des bilans qui nous voit faire plusieurs fois le tour du potager, cherchant une réponse au milieu des légumes:
" Quart de tour à droite vers les fraises.
Quart de tour à gauche vers les tomates.
Et quand l'automne sera revenu pense monsieur Songe qu'est-ce que je vais devenir? Rabâcher quart de tour à droite et à gauche sans plus arroser? Me reposer l'affreuse question de l'opportunité de mes exercices et du bien-fondé de mon existence?"

C'est une promenade à petits pas que nous propose Robert Pinget, une réflexion sur la vieillesse et le lâcher prise. On rit souvent mais parfois on est ému, comme à la lecture de ce passage: 

"Moments d'extase jadis à l'écoute d'une pièce pour orgue qui avait donné lieu à tout un développement lyrique. Monsieur Songe est triste de ne plus ressentir l'extase en écoutant la même musique. Il décide de faire marche arrière vers ses trente ans. Certaine difficulté à franchir les années qui sont comme des pierres amoncelées dans des ruines. Mais à force de se pousser, de se pousser, il y arrive. Il est prêt à s'ouvrir à l'émotion, il éprouve une perméabilité supérieure. Mais voilà qu'il ne se souvient plus comment déclencher le mécanisme du tourne-disque qui n'était pas le même alors. Sa tristesse est décuplée et vite il revient à aujourd'hui où la souffrance est moindre, comme le plaisir. Il ne dit pas hélas, il est résigné. Pour sa récompense le tourne-disque se remet en marche tout seul et monsieur Songe fond en larmes."

Monsieur Songe, c'est aussi une leçon d'humilité douce-amère, l'approche de la mort redonnant à toute chose sa juste mesure. N'est-il pas présomptueux de penser que nos écrits garderont un jour une quelconque importance?
Mais plus que la profondeur ou l'humour, le souvenir que je garderai de cette lecture est la tendresse ressentie pour ce vieil ours des campagnes. Alors oui, j'irai bien refaire un tour du côté de chez Songe, le tour de son jardin, qu'il soit réel ou imaginaire.


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