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Critique de Creisifiction



Le titre, aux accents éthérés et arcadiens, avait été inspiré par Marcel Plantevignes. Proust s'était lié d'amitié avec Plantevignes, âgé de 19 ans à l'époque, lors d'un séjour au Grand-Hôtel de Cabourg en 1908 . Au moment de la rédaction du deuxième tome de son oeuvre monumentale, l'auteur se souviendrait d'une phrase prononcée alors par son jeune ami, lorsque ayant fait remarquer à ce dernier qu'il le voyait souvent entouré d'une «écharpe de jeunes filles», pris à son tour d'un élan lyrique, Plantevignes avait rajouté: «Nous nous sentons à l'abri de leurs confidences fleuries, et comme à l'ombre d'elles..!»

(Marcel et Marcel, Cabourg et Balbec, «plante» et «vignes», «fleurs» et «ombre»…comment ne pas y déceler à notre tour un enchaînement et un formidable jeu de symétries entre ces noms..?)

Ce serait cependant plutôt sous une ombre tutélaire plus imposante, projetée par la grâce et la force des «noms» auxquels l'enfant chétif s'était longtemps abandonné dans ses rêveries solitaires, à l'aune plutôt de la résurgence de ses premiers émois esthétiques et amoureux forgés par les élucubrations de son enfance magnifiée à Combray - avant le cruel sassage que l'expérience convulsive et désordonnée de ses sens fleurissants leur ferait désormais subir -, que le Narrateur, pubère maintenant, devra s'initier à l'apprentissage du monde adulte : non plus du côté incommensurable de Méséglise, mais, cette fois-ci, dans les jardins clos des Champs-Elysées, à Paris, lieu de ses premiers ébats avec une Gilberte de chair et d'os, puis dans l'appartement des parents de cette dernière, dans l'intimité tant rêvée des Swann, et surtout de Mme Swann… ; à Balbec, enfin, où il va pour la toute première fois, accompagné de sa grand-mère, et réussissant lui aussi à s'entourer d'une «écharpe» de jeunes filles en fleur, fera la connaissance déterminante pour son avenir (mais pas encore dans le sens biblique du terme... !), de la pétillante et imprévisible Albertine.

Mais s'agirait-il vraiment d'un « Bildungsroman»? Ou vaudrait-il mieux parler en l'occurrence de «roman de désapprentissage» ?
Récit d'un cheminement qui - d'ailleurs le plus souvent en vain - tenterait de contrecarrer ce qui, déjà installé solidement chez le Narrateur, chaque fois que celui-ci semble sur le point de réaliser un de ses désirs, que ce soit de nature esthétique (par exemple en allant au théâtre pour la première fois voir enfin jouer la «Berma» - «monstre sacrée» calquée sur le modèle de Sarah Bernhardt), ou amoureuse, menacerait de les rendre incompatibles avec une possession réelle, faisant que lorsqu'il approchera de près leur objet ou leur incarnation, il risquerait de commencer déjà à s'en éloigner irrémédiablement…

« Il faut qu'entre nous et le poisson, qui si nous le voyions pour la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour s'emparer de lui, s'interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité d'un transparent et mobile azur. »

Car si malheureusement le désir se nourrit en grande partie du manque de son objet de satisfaction, sa possession réelle ressemblerait rapidement, en revanche, à un simple «échantillon» du vrai bonheur. C'est pour cette raison d'ailleurs, tout le monde le sait bien, qu'il vaut mieux éviter de passer trop vite à table…

C'est ainsi, aussi, que les premiers émois sensuels avec Gilberte, puis son initiation sexuelle en maison de passe sont vécus avant tout comme prémisses et promesses d'un autre bonheur, plus complet et ineffable, le seul en tout cas en mesure de le combler totalement, et que, d'autre part, l'imagination exaltée associée au réveil des souvenirs liés à son éclosion seraient également les seuls éléments susceptibles de conserver, à l'abri de l'érosion du temps, « dans la fluidité d'un transparent et mobile azur » : dans un état pour ainsi dire constamment fugitif, mais dans lequel on aimerait pouvoir s'installer à jamais.

Si, donc, une part d'immatérialité ne vient pas se superposer à la concrétisation immédiate d'un désir, si à la beauté des femmes ne venait se rajouter «cet élément que nous ne pouvons inventer, qui n'est que le résumé des beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence», le désir finira par s'émousser, et la beauté ne serait plus suffisante.

Dans le meilleurs des cas, on pourrait alors choisir de se rabattre sur un ersatz de bonheur, à moindre coût certes, à moindre portée aussi, moins exalté et plus intéressé, celui que fait naître en nous l'habitude, la satisfaction apportée par exemple par cette présence sans laquelle notre lit nous paraîtrait trop grand, trop vide, les fleurs du jardin sans motif ou la tombée de la nuit source de quelque angoisse inexpliquée, et qu'aura choisie en définitive Swann en épousant Odette, entre autres pour sauvegarder son amour-propre blessé en la trompant à son tour, ou Odette, en réussissant à s'élever socialement et à pouvoir tenir enfin son propre salon…

Et même quand la réalité s'interposerait entre l'objet de notre désir et sa réalisation, ou que la possession du bonheur nous serait enlevée -la souffrance et le manque relançant alors les rouages de la machine désirante-, il se peut que les rêveries nouvellement usinées, notamment si celles-ci tardent trop à se réaliser, l'on n'y tienne guère plus tout à fait dans un après-coup :
« Ce temps dont l'autre coeur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura cessé d'être un but pour nous» !

Le terme inopiné mis par Gilberte à leur romance juvénile, ou encore la suite de la passion amoureuse frustrée par le refus d'Albertine de céder aux avances que le Narrateur ose enfin lui faire vers la fin de son séjour à Balbec, que ce dernier nous fait entrevoir par l'un des nombreux flashforwards que sa mémoire aime insérer dans le récit, en sont dans ce sens exemplaires.

Mais, après tout, que reste-t-il de nos amours ?
Le bonheur ne peut donc jamais avoir lieu?

Restent, provisoirement, les souvenirs liés aux sensations, esthétiques et poétiques, furtives et immatérielles, qui jouissent curieusement d'«une durée moyenne de vie beaucoup plus grande que ceux des souffrances du coeur».

Et de nos souvenirs d'amour, «ce que nous avions oublié d'un être», et que la mémoire nous rappelle «hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore».

À suivre…





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