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Critique de berni_29


On a beau se dire qu'aujourd'hui l'affaire serait expédiée en un quart d'heure tout au plus, trois ou quatre mots suffiraient, cependant ces choses sont exprimées dans la belle langue de Racine et il faut cinq actes d'une tragédie pour y parvenir.
Ces choses, mais quelles sont ces choses si difficiles à dire, pour lesquelles il faut user de l'élégance des mots et du souffle d'une tragédie pour les clamer ?
Car derrière le rideau de cette intrigue, nous avons bien à faire à une tragédie, même si Racine nous évite du sang sur les murs, des cadavres qui jonchent le sol, la seule violence ici présente est celle des passions exacerbées...
Donc, résumons cette histoire de billard à trois bandes puisqu'il s'agit d'un triangle amoureux...
Bérénice aime Titus, qui aime Bérénice. Antiochus aime Bérénice, mais la réciproque n'est pas vraie. Elle lui voue seulement une amitié, tandis que lui continue de l'aimer secrètement.
Hélas ! Tous les chemins de l'amour ne mènent pas à Rome.
Titus vient de succéder à Vespasien en tant qu'empereur sur le trône romain, mais celle qu'il aime est reine de Judée et les lois de Rome empêchent cette union, non pas qu'elle soit juive mais parce qu'elle est reine et étrangère.
Or Titus se dérobe au dernier moment pour avouer à Bérénice que leur amour sera sacrifié sur l'autel de la raison d'État.
Titus confie alors à son allié et confident, Antiochus lui-même roi, du royaume de Commagène, la charge d'aller dire à la belle son impossible mariage et de la ramener illico presto dans son royaume de Palestine.
On a beau être empereur de Rome, avoir fait toutes les guerres pour protéger l'empire, on n'est guère téméraire pour regarder la femme qu'on aime depuis cinq ans, l'affronter dans les yeux, craindre ses larmes et lui avouer que, désolé chérie ! les contingences politiques, tu sais ce que sait, elles imposent des devoirs qui ignorent le coeur. Allez ! Fais ta valise et surtout, pas de scandale !
On a beau être empereur, on n'en mène pas large dans certaines situations ! Quel comble pour un personnage de la stature de Titus, de ne pas savoir poser des actes ! Il lui en faudra quatre pour le lui dire !
La décision est sans doute déjà prise et le dilemme n'est peut-être pas de savoir si Titus va renoncer ou non à Rome pour le coeur et les beaux yeux de l'aimée, mais plutôt tout au long de la tragédie : comment, bon sang, vais-je le lui annoncer ? Comment trouver les mots pour se dire qu'on se quitte pour jamais ?
La faiblesse, la lâcheté de Titus l'auront donc conduit à attendre quatre actes pour déclarer l'impossible mariage et en passant par des biais tortueux. Bérénice s'en indigne bien sûr, elle a raison de lui rétorquer qu'il connaissait les lois de Rome lorsqu'il l'aima la première fois, c'était il y a cinq ans... C'est vrai, quoi !
D'autres pour le coeur de Bérénice auraient renoncé à l'Empire.
Les exemples célèbres sont multiples, ne serait-ce que celui du roi Edward VIII qui abdiqua pour pouvoir épouser la belle roturière américaine Wallis Simpson.
On connaît aussi des souverains qui ont su s'en accommoder. Si l'on observe un éventail large, au hasard depuis Louis XIV jusqu'à François Mitterrand, les exemples sont nombreux... Mais peut-être ainsi Titus dans sa bonté a su protéger Bérénice d'un autre mal plus dévastateur : les affres de la jalousie d'une maîtresse qui serait demeurée terrée dans l'ombre.
Et alors, je me suis demandé si Titus aimait vraiment Bérénice. Qu'en pensez-vous ?
On pourrait se dire que tout ceci va jouer en faveur d'Antiochus, que son heure est enfin venue. Mais il ne suffit pas que Rome dise non à cette union et congédie Bérénice en Palestine pour qu'aussitôt la belle souveraine saute au cou d'Antiochus. Et puis, ce serait un amour misérable ! Mettez-vous un instant à la place de l'un et de l'autre... !
J'ai découvert dans les vers de Racine une langue somptueuse, mais j'ai trouvé qu'il y avait autre chose chez ce poète tragédien : un art subtil dans cette attente de l'aveu ultime, un suspense qui tient le spectateur en haleine dans ce conflit entre le devoir et le coeur, entre la passion et la raison...
Je me suis laissé imprégner par cette langue sonore, sensuelle, déroutante au début de ma lecture, inhabituelle pour moi. J'y suis revenu à plusieurs reprises, je revenais sur certains fragments du texte pour le simple plaisir de les relire. J'ai aimé ces vers sublimes qui s'entrechoquent, au risque de se briser, dans les vertiges et les déchirements de la passion amoureuse, qui se nouent et se dénouent dans un équilibre sans cesse fragile. C'est comme un chant incantatoire... Et comme c'est du théâtre j'essayais d'imaginer les gestes, les regards, les bouches, les corps qui pouvaient habiter cette émotion. Corps tendus qui tremblent, ployés, déployés, qui brûlent...
J'ai eu un faible pour ce pauvre Antiochus, en souvenir peut-être des quelques fois où j'ai dû tenir la chandelle moi aussi... Mais je vous parle d'un temps... Antiochus est le personnage que je préfère, c'est le plus respectueux, le plus intègre, bien que les autres au fond n'aient rien à se reprocher, son amitié est fidèle à l'un comme à l'autre... Il est touchant, figure tragique de cette pièce, au rôle si ingrat, sans lui les deux autres personnages n'existeraient sans doute pas de la même manière, mais je dis cela, hein ?!
Mais plus que tout, j'ai aimé Bérénice. Bon un troisième qui l'aime, me direz-vous ? On n'est plus à cela près. Mais voyez-vous, ceux qui me connaissent savent que je tombe vite amoureux des personnages féminins atypiques, en marge de l'ordre établi par les hommes, que je rencontre dans mes lectures.
Je l'ai aimée malgré ses plaintes et ses larmes à n'en plus finir, malgré les chantages qu'elle exprime, malgré son désir de dominer... Mettez-vous à sa place dans cette trahison indigne et douloureuse qu'elle subit... Elle est pour moi l'Orient, l'étrangère, celle qui ne trouvera pas sa place, celle qu'on répudie, qu'on ramène chez elle comme devenue une intruse... Vous imaginez le comité d'accueil à l'arrivée là-bas chez son peuple qui s'est fait massacré par Titus qui l'a aimée et qu'elle a aimé pendant cinq ans ! Non, impossible... Alors j'ai imaginé une Bérénice en exil sur les routes... Personne n'en a jamais parlé, personne ne s'est inquiété de savoir ce qu'il a pu advenir d'elle...
Peut-être cela a-t-il fait l'objet d'une autre histoire, d'un autre récit... Qui sait ?
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