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Citations sur Revenir à toi (149)

Et Magdalena pense à Antigone, à ce personnage qui lui a collé à la
peau sans qu’elle en connaisse la raison. Elle se sentait si juste avec elle,
Antigone si limpide à ses yeux, sœur jumelle, l’accompagnant depuis
toujours. Elle comprend à cet instant qu’à l’égal de sa mère, sans le savoir,
ni l’une ni l’autre – dans l’ignorance et longtemps dans l’innocence de cette
ignorance –, elles ont œuvré à enterrer comme il se doit, avec les honneurs
qui leur étaient dus, un frère, une sœur, une famille assassinée. Apollonia au
prix d’une vie tronquée de ses racines, une vie en forme de leurre, une vie
impossible, un mensonge invivable, trop coupable, au prix de se taire, de se
faire transparente et discrète afin que la vérité ne la débusque pas.
Apollonia, fantôme des autres, transmet à sa fille une chimère.
La fille s’y brûle sur les planches. Antigone en voix et en os sur scène
qui durant des décennies est celle qui raconte la vérité, et Magdalena ne se
lasse pas de la dire, ne se lasse pas, sans l’entendre tout à fait. Elle sait
seulement qu’à travers les siècles, Antigone, à travers ses différents auteurs,
Antigone a marché jusqu’à elle et qu’ensemble, elles deux, à la vue de
tous : les spectateurs, mais aussi les personnages – Créon, Ismène, le
Coryphée et les soldats –, elles ont rendu hommage, au péril de leur vie, aux
défunts quels que soient leurs noms. Ils sont une multitude.
Sur scène, Antigone et Magdalena à l’unisson offrent une dignité
rapiécée, reconstituée, lambeaux, débris, poignées de terre jetées, territoires
dévastés et traversés. La voix de Magdalena, alors, porte loin. Elle vibre de
tout ce qui lui est caché. Maintenant qu’elle sait, elle dira cette Antigone
pareillement et différemment. Quand cet été, elle entrera sur les planches du
palais des Papes, quand elle s’élancera avec sa robe sombre dans le puits de
lumière, quand elle y sera, ils seront tous avec elle. Réunis, les connus
depuis peu, les rescapés, les assassinés. Et de sa main fragile, elle posera
une poignée de terre sur les dépouilles en prononçant leurs noms, un à un.
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Les mots et les morts résonnent sur les murs de la chambre bien
rangée. Elle se blottit dans les bras de sa fille. Elle n’a pas de formules
d’excuses ou de pardon, seulement sa grande fragilité et ce qu’il reste de
son corps qui, sans le savoir, a porté l’histoire d’une famille, d’un peuple,
l’histoire du monde dans ses veines.
Et Magdalena la serre un peu plus, elles forment un être à deux têtes,
chevelures blanche et brune, en fusion. Les débris de Magdalena et leurs
répliques en tirades se sont incarnés.
Elle est à bon port, au bord du canal.
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Les papiers glissent par terre. Magdalena pleure.
Dans un mouvement simultané, ses constructions intérieures,
projections, débris et rêves, s’effondrent et se rejoignent, explosent et se
regroupent.
Elle prend la main de sa mère, l’embrasse.
Elles ne disent pas un mot du silence et de l’absence.
Magdalena sort de la maison. C’est le petit matin. C’est l’aube sur le
canal avec la brume qui s’accroche encore à la surface de l’eau, avec les
oiseaux qui crient leur joie à la venue du jour nouveau. Et Magdalena est
perdue devant la beauté de ce spectacle. Luminosité qui l’aveugle, esprit
congestionné de mots, carcasse pleine à craquer.
Elle fait quelques pas dans l’herbe. Gouttelettes de rosée qui
imprègnent ses baskets. Elle titube. Une tempête se lève sous sa peau.
Magdalena s’allonge, regarde les feuilles de platane malmenées par le vent.
Elle voit le vol des martinets qui, en cercle, chassent d’invisibles insectes,
elle voit l’annonce d’un ciel azur, la promesse de la chaleur, elle sent son
corps se fondre dans le paysage sans aucune résistance. Un tourbillon, seul,
dans ses os.
Magdalena gémit à la naissance du jour, aux promesses non tenues,
aux risques encourus, aux rôles qui l’ont maintenue, à la longue histoire qui
lui est parvenue, à la naissance et la mort de sa grand-mère, de sa tante et de
son grand-père, elle pleure l’espoir de leurs existences offert par une photo
et balayé par des actes de décès.
Irena, Jozefa, Jakub, se répète-t-elle. Et une ville, Łódź.
Et c’est le paysage tout entier qui maintenant tourbillonne. Rotation du
monde sur lui-même. Corps gisant sur l’herbe folle. Respiration qui se
faufile, qui coule entre les fleurs. Cris des oiseaux qui se mêlent à la rumeur
du canal, battements de cœur qui accompagnent le soleil dans sa courbe
ascendante. Magdalena veut le voir apparaître au-dessus des platanes avant
d’y retourner, de s’allonger sur le lit avec sa mère et son histoire faite de
ténèbres et de fantômes.
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C’est dans le dernier carnet que se cache la photo. Et c’est vers trois
heures du matin que Magdalena la trouve, coincée entre deux pages vierges,
alors qu’elle s’apprête à refaire la pile de cahiers.
Une toute petite photo de la taille de celles d’identité. Un cliché
ancien, aux bords dentelés et jaunis. On y distingue une femme qui sourit,
assise de trois quarts sur un fauteuil. Debout, à côté d’elle, deux petites
filles. Magdalena observe de près la photo. Les fillettes doivent avoir entre
3 et 5 ans, elles portent la même robe blanche, ceinturée à la taille par un
gros nœud, les cheveux relevés avec des rubans. Elles sont jolies comme
des poupées. La mère, il s’agit de la mère, Magdalena en est certaine, est
habillée d’une robe sombre. Elle sourit, mais son regard est triste. Elle
retourne la photo, à l’encre très fine et penchée, sont écrits trois prénoms :
Irena, Jozefa, Apollonia.
Un long frisson la parcourt. La réponse est là, sous ses yeux. Elle le
sait. Qui sont Irena et Jozefa ? Elle n’en a jamais entendu parler.
Elle fixe l’image de nouveau. Laquelle des deux petites filles est
Apollonia ?
Elle contemple la vieille dame qui dort sur le lit.
c’est toi, cette enfant ?
Elle va faire un tour dans la cuisine, la photo à la main, boit un verre
d’eau, cherche la bouteille de vin, se sert, en avale une bonne rasade cul sec
dans le verre Reine des neiges, se tord les boyaux. Elle a le hoquet. Elle
ouvre la porte de la maison et respire quelques minutes l’air froid de la nuit.
Ça fige ses poumons, ça la calme.
Puis, elle va s’asseoir dans le salon, en fixant toujours la photo.
Est-ce qu’Apollonia lui a demandé de lire ses carnets pour qu’elle la
trouve ? Quel est le rapport avec Antoine et Renée, ses grands-parents
maternels, morts avant sa naissance ? Apollonia en parlait librement. Ils
vivaient dans un petit village dont le nom échappe à Magdalena. Dans son
esprit, ils étaient ses grands-parents biologiques. Apollonia savait-elle
qu’elle avait été adoptée ?
L’ivresse la cloue soudain sur le fauteuil, le plafond se met à tanguer.
Elle n’aurait pas dû boire si vite. Elle ferme les yeux. Elle attend que la
vague passe. Ça se brouille, la photo et les souvenirs avec sa mère quand
elle était enfant, les éclats de rire dans le jardin, la joie quand elle la voyait
à la sortie de l’école, sa mère toujours belle, bien habillée, avec cette
mélancolie en forme de traîne qui la suivait où qu’elle aille. La reine d’un
royaume disparu, disait Michel. La mélancolie, un mot que Magdalena ne
connaissait pas, se traduisait, pour elle, en une inquiétude souterraine et
permanente. Ses regards d’adolescente qui couvent sa mère, qui tentent
désespérément de deviner, à travers ses attitudes, comment elle va.
Le jardin de l’enfance, le printemps, une robe blanche aussi. Les yeux
tristes, des rires et des fleurs.
Et le silence.
Magdalena s’assoupit, se réveille en sursaut une demi-heure plus tard,
la photo a glissé de ses doigts. Elle la ramasse au sol, retourne dans la
chambre. Elle veut s’allonger avec Apollonia.
Sur le lit, elles sont maintenant l’une contre l’autre.
Magdalena a le visage dans les cheveux de sa mère. Elle respire leur
odeur, la découvre. Elle a dû la connaître un jour, mais elle l’a oubliée.
Avec son bras, elle entoure la taille d’Apollonia dont le sommeil s’est à
peine altéré. Après une légère suspension, le ronflement a repris, régulier.
Magdalena a toujours la photo à la main.
maman, c’est ta mère sur la photo ? et l’autre petite fille, c’est ta sœur,
c’est ça ?
Pour toute réponse, une expiration lente et l’obscurité de la pièce. Mais
aussi ce bien-être soudain, celui d’être arrivée, d’être chez soi. Elle tient
l’explication dans ses bras. Magdalena est fatiguée du chemin, de la route et
de ses détours. Elle s’endort à son tour. En s’enlisant dans le sommeil,
Magdalena entend le claquement de la boîte dorée du poudrier, le parfum de
son enfance. Un claquement doux.
Elle ne sait pas combien de temps elle a dormi là, blottie, à l’abri de
tout. C’est la voix d’Apollonia qui la réveille.
Elle a pris le bras de sa fille et lui dit, c’est dans l’enveloppe, ils sont
tous dans l’enveloppe.
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Elle feuillette les carnets, fébrile, et comprend que suite à un
événement qui lui échappe encore, sa mère fait une dépression. Pour la
dépression, elle savait, mais elle apprend qu’elle est, en premier lieu,
internée dans un hôpital psychiatrique près de Poitiers. Durant cette période
– celle où on lui disait qu’elle était partie se reposer –, elle écrit de manière
incohérente, les menus qui lui sont servis, quelquefois les actualités, avec
une attention particulière pour la chute des régimes communistes à l’Est en
1991. Pas un mot sur elle dans les premiers cahiers, sauf ses anniversaires,
et une note à chaque Noël, j’aimerais être avec eux. Magdalena prend ce
« eux » pour elle et Isidore. Parfois, quelqu’un consigne un dosage ou une
posologie de médicaments. Mais Magdalena ne cherche que les lignes qui
la concernent, et en trouve trop peu. Elle a l’impression que là aussi, elle est
mise de côté.
Ce que raconte Apollonia dans ses cahiers – Magdalena en a parcouru
trois – n’est qu’une série de faits sans intérêt. Elle remarque qu’elle note
souvent : Pas de règles. Chaque fois souligné en rouge.
À la fin du quatrième cahier, qui correspond à l’année 1996, elle
évoque un grand déménagement. Où ? Elle ne mentionne pas le lieu. Ici ?
Magdalena s’impatiente. Elle pressent qu’elle ne va pas trouver ce qu’elle
cherche. Savoir où était sa mère sans connaître la raison de son départ n’a
aucune valeur. Il n’y a qu’une seule question : pourquoi ?
Et ces carnets ne répondent qu’à un parcours géographique. La raison
profonde, seule Apollonia la sait.
Magdalena la regarde dormir en chien de fusil sur le lit en désordre.
maman ;
Et Magdalena s’émeut de voir la douceur qui émane à cet instant de
cette femme désorientée qui s’est inquiétée, mais où étais-tu ?
Magdalena se le répète à voix basse, mais où étais-tu ?
maman ; je lis les carnets ; je vais les parcourir dans un sens et dans
l’autre, à l’endroit et à l’envers, si tu le souhaites, mais il y a quelque chose
qui n’est pas là, que je ne peux pas lire et que tu dois me dire ;
maman ; à chaque anniversaire, j’ai attendu ton appel ; chaque été, je
me disais que tu allais t’en souvenir, que tu devais être à la plage, c’est
normal, en plein mois d’août ; je me débrouillais pour ne jamais être loin du
téléphone ; tu devais sûrement te baigner, et puis rester toute la journée à la
plage, oui, il fait tellement beau le 10 août, combien de fois tu m’as dit que
l’été 76 avait été un des plus chauds ? ; tu reviendras de la plage et tu
m’appelleras ; où que tu sois, tu m’appelleras ; on n’oublie pas
l’anniversaire de sa fille, on ne te l’a pas dit ? on n’oublie pas le jour de son
accouchement, d’ailleurs, tu le notes dans certains carnets ; alors, j’attends ;
je fais en sorte que ça ne se voie pas, je ris, je donne le change ; on doit être
heureux, le jour de son anniversaire, mais je ne m’éloigne pas du
téléphone ; ça sonnera cette fois-ci, j’en suis sûre ;
mes anniversaires ont été tristes, et je ne sais pas combien il en a fallu
pour que je ne sursaute pas à la moindre sonnerie ;
après, l’attente a été discontinue ;
tu étais morte ou pas ;
tu étais folle ou pas ;
là, je te regarde dormir, et je ne t’en veux pas ;
tu devais avoir une bonne raison pour nous quitter ;
je le crois, maintenant ;
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Dehors, il fait nuit noire. Quelques éclats de lumière parsèment le
cours d’eau. Elle longe les grands platanes qui embrassent le chemin de
halage. Prise de frissons, elle n’entend ni le chant des oiseaux nocturnes ni
le subtil bruissement des feuilles. Son pas s’accélère. Ce n’est pas une
balade, Magdalena ne contemple rien, elle court sur ce territoire qui devient
histoire, la sienne. Une carte tatouée sur le cœur.
Et lui viennent les mots de Rosa.
On n’a pas besoin d’être très vieille pour comprendre les choses. Une
fois, seulement une fois et ce doit être… le ciel… dans le souvenir. Les
autres fois ? Oui… ce doit être quelque chose, mais seulement une fois, et le
ciel dans votre mémoire…
Et elle comprend soudain que, dans la pièce, Rosa en sait plus que sa
mère, que grâce à ce savoir, elle devient la mère. Toute La Rose tatouée
s’aventure sur cette frontière sensible, changeante, fragile. Quand elle
l’avait joué, elle ne l’avait pas compris.
J’en sais peut-être plus qu’Apollonia. Il ne s’agit pas d’événements, de
faits, il s’agit d’une histoire tacite qu’elle n’a pas voulu me dire, quelque
chose qui n’est pas un fardeau, quelque chose qui a son poids, son pesant
d’or et de fumier, d’ossements, quelque chose qui lui a été transmis sans
mots.
Et j’attends depuis toujours qu’elle me raconte cette histoire, la sienne,
et j’ai fait mon métier de la déclamer sans la connaître. Par ma bouche, par
mon corps circulent aussi bien les tirades d’Antigone que celles de Rosa et
d’Apollonia, de toutes celles que j’ai pu rencontrer, de toutes les filles
dépositaires d’un passé de plomb, épaules cassées, échines broyées.
Et ce soir, elle court dans le ciel du canal, elle arpente le ciel de sa
mémoire au gré des textes ingurgités. Il n’y a rien qu’elle ne sache déjà, rien
qui ne lui ait été dit.
Magdalena court comme au premier jour dans cette masse sombre,
épaisse, brume du soir, humidité des plantes, qui pourrait aussi bien être
celle d’un rêve. Une course effrénée à la quête d’une réponse trop
longtemps tue, et à laquelle elle renonce à l’instant. Qu’imaginait-elle ?
Qu’est-ce que j’espérais ?
J’espérais un mot.
Et le voilà, ce mot, alors qu’elle ne voit pas encore Apollonia qui
l’attend sur le seuil de la porte.
Magdalena l’aperçoit maintenant. Soubresauts dans leurs corps à elles
deux. Et Apollonia inquiète qui s’approche :
Mais où étais-tu ?
Mais où étais-tu ?
Et elle la prend par la main, l’entraîne à l’intérieur de la maison,
traverse le couloir pour arriver dans la chambre et là, avec une force
insoupçonnée, Apollonia jette au sol les couvertures qui dissimulent le lit,
retire le matelas pour laisser apparaître le sommier en forme de coffre. Elle
soulève la partie supérieure. Dans ce lit ouvert, se cachent des papiers, des
habits que Magdalena ne voit pas. Elle fixe seulement une pile ficelée de
carnets. Apollonia s’en empare et se tourne vers elle, le regard brûlant.
Magdalena les saisit, s’installe par terre, défait la petite corde qui les
retient ensemble. Apollonia referme le lit, pose les couvertures en vrac
dessus, attrape dans l’armoire une boîte de sablés. Elle s’assoit ensuite sur
le matelas et déchire le carton des biscuits. Aucun mot depuis, mais où
étais-tu ? Elle grignote les sablés.
Magdalena a éparpillé devant elle les huit carnets. Elle en ouvre un,
reconnaît aussitôt l’écriture en pattes de mouche de sa mère. Sa gorge se
serre. La réponse se cache dans ces minuscules hiéroglyphes.
Tu veux que je lise, c’est ça ?
Apollonia ne dit rien, et continue de l’observer tout en mastiquant.
Tu ne veux pas plutôt me raconter ?
Négation muette.
Magdalena ouvre les carnets. Ils sont à carreaux, griffonnés de
plusieurs couleurs, textes, dessins, schémas, chiffres, numéros de téléphone.
Par ordre chronologique. Ce sont des journaux intimes. Ils s’échelonnent de
1991 à 2006, puis plus rien. Elle lit la dernière entrée du dernier cahier.
10 août 2006. Magda a 30 ans.
tu y as pensé alors ;
Magdalena se lève et prend un paquet de sablés avant de commencer
sa lecture. Un carnet après l’autre. Certains peu écrits, d’autres avec des
descriptions détaillées de chambre d’hôpital, faites de phrases discontinues.
Apollonia, rassasiée, s’est calmée. Après avoir longuement regardé sa
fille, elle s’allonge et s’endort sur le lit. Bientôt, elle ronfle doucement.
Magdalena n’a aucune question. Elle veut tout lire.
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La lumière est blafarde, les volets sont fermés, il est vingt et une
heures trente. Ce salon si bien rangé lui semble impersonnel et laid, sans
intérêt. Elle s’assoit sur un des fauteuils, regarde le plafond, cligne un œil,
puis l’autre, se remémore le plafond de son enfance dans sa chambre chez
Marcelle&Michel.
Un œil, puis l’autre qui pleure.
Quel gâchis, ces vies si fragiles. Où se sont exilés tous les fantômes
qui l’accompagnaient depuis si longtemps ?
Elle va partir le lendemain matin. Elle prendra le pull en souvenir. Elle
a bien rangé la maison, fait place nette. Sa mère est vivante, c’est
l’essentiel. Elle reviendra, mais là, elle a besoin de récupérer, de retrouver
son souffle à Paris.
Toujours Magdalena a cru que son existence s’était arrêtée avec la
disparition d’Apollonia, elle a cru que cet événement avait été crucial. Et si
au contraire, elle le réalise à présent, il était mineur au regard de tout ce
qu’elle avait accompli depuis ? Les rencontres, les amitiés, les rôles, la folie
d’être sur scène, la claque des applaudissements – quand elle court au
centre du plateau avec la poursuite sur elle, pleins feux, et que ça la gifle en
plein cœur, que ça l’émeut jusqu’aux limbes, les applaudissements. Les
larmes aussi, avec l’épuisement et la joie, après les mois de répétitions, le
texte en mémoire, les suspensions, les gestes, la chaleur des autres, les
amitiés si solides, indéfectibles, le temps de la production, puis si vite
dissoutes.
J’ai cru que ma vraie vie était celle de l’attente d’une absente. Et si je
m’étais trompée tout du long, si cet évitement m’avait simplement
déplacée, posée à côté, délicatement posée à côté du lieu de la blessure, à
une distance suffisante pour la voir sans la subir ? Je suis l’évitement, ce ne
sont pas les rôles qui sont l’effacement du trait, mais bien moi-même, faite
de faisceaux multiples qui sillonnent mon cœur avant de le devenir. À force,
l’absence s’est faite secondaire, un détail brouillé, estompé par les
tentatives d’être soi.
Mes débris de texte en forment un plus grand, illisible pour les autres,
mais par moi choisi. Construction élaborée et intime dont le commencement
a été la disparition d’Apollonia.
Il faut partir pour continuer.
Et ne rien entraver.
Partir.
Magdalena s’enflamme. Elle ne pleure plus, elle tourne en rond dans le
salon, se sent à l’étroit et décide d’aller marcher une dernière fois le long du
canal. Arpenter le paysage, s’en faire un long souvenir et pouvoir y revenir
quand elle sera à Paris, se dire, c’était là, c’est là. Cet endroit existe, je l’ai
cartographié.
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En regardant l’eau passer sous ses pieds, elle se souvient de
Marcelle&Michel, morts il y a dix ans, à quelques mois d’intervalle.
Marcelle, d’une crise cardiaque. Ça l’avait stupéfaite. Elle croyait
naïvement qu’ils seraient là pour toujours. Et même si elle leur parlait peu,
elle espérait encore aller les voir, s’expliquer, leur dire qu’elle les aimait,
que rien n’était de leur faute. Mais chaque fois, elle repoussait ce voyage.
À l’enterrement de Marcelle, Michel n’était plus que l’ombre de lui-
même. Il avait commencé de dire, je vais la rejoindre, et avait fini par le
faire en arrêtant de s’alimenter. La maison avait été vendue, et Magdalena
avait eu l’impression qu’il ne lui restait rien de son enfance, que tout avait
été effacé.
Une disparition, deux morts, une maison vendue et table rase.
Elle pense à ses compagnons comédiens, parisiens, chacun portant son
histoire tordue, kyrielle d’amochés, souvent discrets sur leur passé,
partageant parfois un souvenir si l’amitié le permettait. Magdalena
s’invente dans ses personnages, n’évoque jamais le pavillon triste de ses
grands-parents. On lui demande rarement d’où elle vient, mais toujours où
elle va, ses projets, ses rôles, un futur si prégnant à chaque instant. Une
fuite en avant, demain, demain, demain.
Seule sur le pont, elle se dit qu’elle n’a jamais été autant en prise avec
le présent. Ce séjour stoppe net la fuite en avant, en la mettant face à sa
mère, à cette plaie en passe de devenir cicatrice, qu’elle avait sans cesse
évitée à force d’embuscades, détours, voyages, amours et tirades.
L’art de l’évitement, voilà ce qu’elle se dit quand Jordan approche.
Elle voit sa franchise, son innocence – que pourrait-il comprendre ? –, elle
voit son désir aussi. Elle est si lasse à cet instant, elle veut se claquemurer.
Elle s’entend dire, ce n’est pas le moment.
Le bruit de la voiture disparaît entre les platanes. Elle se répète, l’art de
l’évitement encore et toujours, et sait qu’elle le regrettera.
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Apollonia avait erré toute la journée, Magdalena rangé le salon et,
quelques instants avant que Jordan ne la surprenne dans sa contemplation
du canal, elle pensait à repartir. Dès le lendemain, reprendre la route, aller à
sa répétition de mercredi matin, l’air de rien, et se contenter de ce qu’elle
avait découvert.
Ma mère est en vie, le reste, ses mystères, ne m’apprendront rien. Ses
secrets lui appartiennent. J’abandonne. Mes tentatives d’énumérations sont
vaines. On ne sait jamais rien de l’autre. On espère simplement qu’il soit.
En fin d’après-midi, la maison était parfaitement ordonnée. Les chats
déroutés se cachaient sous les fauteuils, Magdalena assise devant la table se
servait un verre de vin qui, en deux jours, s’était oxydé. Il lui fallut trois
gorgées pour ne plus faire la grimace. Elle trempa un biscuit dedans qui
s’effrita. Elle le rattrapa de justesse, le laissa fondre dans sa bouche.
Quand elle pensait à Jordan, elle se disait qu’il faisait partie de cette
parenthèse et, que par sa présence, il lui donnait la certitude d’avoir été ici.
Il était le témoin de leurs retrouvailles.
Et Isidore ? Elle aurait pu le prévenir. Je suis avec Apollonia. Mais
pourquoi lui-même ne s’en était-il ni chargé ni soucié durant toutes ces
années ? Elle a toujours soupçonné son père d’en savoir plus, de lui avoir
caché des choses.
Le lien s’était tellement dégradé entre le père et la fille, qu’ils ne
s’appelaient que pour les anniversaires et Noël.
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Il conduit vers Calonges sans tire-bouchon ni bouteille, rien qui
viendrait préméditer sa visite. Quand il arrive, elle est debout près du pont à
contempler le canal qui passe sous la construction de métal.
Il s’approche, elle le regarde. Ni sourire ni joie dans ses yeux.
Et tout s’effondre en lui, la jungle, les corps, le désir, sa peau, sa
douceur, la tendresse qui le traversait un instant auparavant. Tout se noie.
Elle lui dit, ce n’est pas le moment, Jordan, je m’excuse.
Avant de se perdre à nouveau dans la contemplation de l’eau, et lui de
repartir sans un mot.
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