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Critique de Apoapo


Bien que nous sachions que Darwin n'était pas un darwiniste social (par contre son cousin germain Francis Galton si, et avant lui Herbert Spencer...), bien que le néo-évolutionnisme contemporain ait déplacé le niveau de la sélection naturelle (et sexuelle) de l'individu (ou du groupe) aux gènes, l'idée de sélection appliquée à l'humain a longtemps éveillé une image hobbesienne de « guerre incessante de chacun contre tous », dans ses deux versions : pré-sociale (Hobbes, justement) ou post-sociale (Rousseau). Cette image, un prince et anarchiste russe, Piotr Kropotkine, s'attela à la démolir en écrivant L'Entraide, un facteur d'évolution (1902), qui partant de l'exemple des insectes sociaux (fourmis, abeilles, etc.) essayait de généraliser l'idée d'une certaine coopération remplaçant la sélection comme principe d'évolution du vivant. Il se trouve que les deux conceptions sont fausses. Mais moi, que Jean-Pierre Changeux a un peu déçu dans sa tentative d'expliquer la genèse de l'éthique par les neurosciences, alors que l'autre « Généalogie de la morale », celle de Nietzsche, continue de me sembler l'expression d'une éthique de salopard, je me suis dit que dans ce livre du néo-évolutionniste Matt Ridley, je trouverais peut-être mon bonheur. Et j'en ai bien trouvé ! Ah ! l'élégance et la clarté limpide des essais de divulgation scientifique des Anglo-Saxons...
Récapitulons la problématique : Comment la biologie évolutionniste explique-t-elle (1) l'évidence de comportements non-égoïstes voire coopératifs dans l'ensemble du vivant ou chez certaines espèces et (2) le surgissement d'une éthique – une pensée éthique au-delà de la variété des cultures, c-à-d une capacité d'exprimer un jugement de valeur reconnu comme tel (le bien/le mal), et donc des comportements conformes ou déviants – chez Sapiens ?
Voici comment Ridley s'y prend dans ce livre.
« Prologue – In which a Russian anarchist escapes from prison ». Après le savoureux rappel biographique concernant Kropotkine qui dut à l'entraide la réussite de sa rocambolesque évasion, l'auteur délimite sa problématique et insiste en particulier sur la dialectique génétique-culture relative aux sentiments éthiques (cf. cit. 1)
« Chap. 1 – The Society of Genes – In which there is a mutiny ». La coopération, d'après la génétique, est d'abord une question d'évolution depuis la naissance de la cellule (coopération chimique) jusqu'à la complexification des organismes pluricellulaires aux fonctions de plus en plus spécialisées. Mais à tout niveau, l'égoïsme du gène est opérant, même entre l'embryon et l'individu femelle qui le porte, et la mutinerie est aux aguets, qui favoriserait le développement illimité d'une cellule au détriment de l'ensemble de l'organisme : c'est typiquement le cas du cancer. Pourtant, d'autres gènes égoïstes sont là pour contrôler et (heureusement souvent) remédier à ces mutineries. (cf. cit. 2)
« Chap. 2 – The Division of Labour – In which self-sufficiency proves to be much overrated ». Par division du travail, comme toujours chez Ridley, il faut comprendre non seulement la notion sociologique, mais toute spécialisation fonctionnelle, même au niveau le plus microscopique de la cellule biologique. Cette spécialisation est toujours bénéfique, pour les organismes, pour les espèces, pour les groupes humains. Attention : le cas des colonies d'insectes sociaux, et en général tous les « sacrifices individuels » consentis au profit de « membres de sa famille », bref le « népotisme », est exclu de notre propos sur la coopération non-égoïste. Dans le problème qui nous intéresse, les conséquences sont les suivantes : apparaît, de façon consciente ou implicite, un « intérêt supérieur » à l'égoïsme du niveau donné ; apparaît aussi un « esprit de groupe » (« groupishness ») ; apparaissent enfin chez l'homme les progrès (technologiques, économiques, sociaux, etc.) de l'Âge de la pierre.
« Chap. 3 – The Prisoner's Dilemma – In which computers learn to cooperate ». Je croyais connaître ce modèle mathématique qui, depuis les années 50, s'emploie à démontrer, face au dilemme de deux ou plusieurs joueurs antagonistes dans un jeu à somme non-nulle, les avantages et inconvénients de la coopération ou bien de la félonie. Mais j'étais loin de me douter de la complexité entraînée par l'introduction de la réitération dans le jeu, grâce à la cybernétique et aux logiciels d'auto-apprentissage des ordinateurs. Les implications de ce modèle pour notre problématique sont les suivantes : la génétique, aveugle (non téléologique) et dépourvue d'une « intelligence normative », peut-elle expliquer la coopération dans le règne du vivant ? Dans quels cas ? Et à quelles conditions ?
« Chap. 4 - Telling Hawks from Doves – In which developing a good reputation pays ». Soudain l'horizon se rétrécit : la réponse la plus simple aux questions du dilemme du prisonnier s'avère être la réciprocité. Dans un premier temps se montrer coopératif, et ensuite utiliser la stratégie « Tit-for-tat » : être gentil avec les loyaux et méchant avec les traîtres ! Et les espèces concernées se réduisent, dans ce cadre coopératif, aux chauve-souris vampires, aux dauphins, et à certains primates dont le chimpanzé. La raison est qu'il faut que trois conditions de développement cérébral soient réunies : 1. la capacité de reconnaître les individus un à un, 2. la mémoire des avantages reçus et des torts subits, et 3. l'élaboration de signaux comportementaux en vue de s'attirer la confiance de l'autre. Distinguer les colombes des faucons, et surtout persuader autrui qu'on est une colombe : notre langage semble fait exprès ! (cf. cit. 3)
« Chap. 5 – Duty and the Feast – In which human generosity with food is explained ». Ce chapitre et le suivant sont des interludes sur le rôle tout-à-fait privilégié qu'occupe le partage de la nourriture, et spécifiquement du gibier, dans cette opération de « capture de la bienveillance » d'autrui chez l'homme, dérivé d'une similitude avec le chimpanzé (qui utilise le don alimentaire à des fins purement sexuelles...). La division genrée du travail depuis le Paléolithique est ici abordée aussi.
« Chap. 6 – Public Goods and Private Gifts – In which no man can eat a whole mammoth ». le partage dudit mammouth, dont la plupart de la chair serait de toute façon perdue dans le cas contraire, relève-t-il du vol toléré ou de la générosité intéressée en vue de réciprocité ? Et cette question a-t-elle vraiment un quelconque intérêt, dans le cadre de notre genèse de l'éthique humaine ?
« Chap. 7 – Theories of Moral Sentiments – In which emotions prevent us being rational fools ». Il semblerait que les neurosciences nous aident en ceci que ce serait le développement de la partie du cerveau dédiée aux émotions, et non à la pensée rationnelle, qui nous permet de concevoir une pensée éthique, à commencer par le « sentiment de l'engagement » (« commitment »). Ce sentiment permet d'envisager la récompense de la coopération sur le long terme, à l'encontre de la tentation de l'égoïsme individuel à court terme. L'amour apparaît, ainsi que l'importance de la loyauté et la valorisation de l'altruisme. (cf. cit. 4).
« Chap. 8 – The Tribal Primates – In which animals cooperate in order to compete ». Dans ce chapitre, nous commençons à comprendre que la coopération n'est pas synonyme de philanthropie... En particulier, les primates ainsi que les dauphins se réunissent en bandes, souvent éphémères, dans le but de lutter contre des bandes rivales pour s'approprier la nourriture ou les femelles d'autrui. Par rapport à L Histoire humaine, il est évident que le perfectionnement des armes n'eut pas pour conséquence unique l'amélioration des techniques de chasse, et que les regroupements sociaux eurent pour effets immédiats la xénophobie et la guerre, d'autant plus que ces regroupements sont territoriaux chez les hommes.
« Chap. 9 – The Source of War – In which cooperative society proves to have a price : group prejudice ». Ici est réfutée la théorie de la sélection de groupe. Ensuite sont examinées d'autres formes de coopération typiquement humaines non basées sur la réciprocité. Les psychologues et les économistes ont découvert à peu près simultanément une autre conséquence de la sociabilité : la tendance au conformisme, conçu comme un ciment identitaire du groupe.
« Chap. 10 – The Gains from Trade – In which exchange makes two plus two equal five ». Cependant, cette même évolution, dont je dirais qu'elle relève de la paléoanthropologie, mais qui pour Ridley dérive du binôme indissociable « nature-culture » provoque aussi un facteur, positif, indépendant de l'apparition de structures sociales complexes comme seraient l'État ou le pouvoir : le commerce. (cf. cit. 5)
« Chap. 11 – Ecology as Religion – In which living in harmony with nature proves harder than expected ». Ici est réfutée une part importante du mythe du « bon sauvage », à savoir l'idée que les sociétés anciennes et pré-capitalistes auraient possédé des mécanismes de protection de l'environnement. Au contraire, de grandes extinctions animalières ont toujours accompagné l'humanisation des continents, des époques les plus reculées jusqu'à aujourd'hui.
« Chap 12 – The Power of Property – In which governments are found wanting ». le concept de propriété privée n'a pas non plus surgi avec l'apparition du pouvoir. Par contre il s'avère que, du point de vue de la protection environnementale, la nationalisation a souvent fait des ravages alors que la propriété, privée ou collective à une échelle locale, a eu des effets positifs.
« Chap. 13 – Trust – In which the author suddenly and rashly draws political lessons ». le chapitre commence par faire une synthèse des conclusions évolutionnistes qui ont été tirées sur ce paradoxe entre gène égoïste et instincts sociaux humains (cf. cit. 6). Eu égard à ces conclusions, il examine très vite et sommairement certaines théories politiques et anthropologiques, en particulier d'après leurs rapports avec Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau : la boucle est ainsi bouclée.
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