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Critique de berni_29


J'aurais voulu me laisser choir dans Une saison en enfer, mais est-il possible de trouver la tranquillité dans ce texte qui bouillonne comme un fleuve ? Il est le seul recueil de poésie d'Arthur Rimbaud publié de son vivant. C'est une poésie en prose. Ce n'est pas une raison pour torturer le lecteur que je suis, en mal d'émotions...
J'ai mis un temps fou à entrer dans ce texte, je ne dirai pas à chercher à le comprendre, ce serait faire offense à son auteur, j'y ai renoncé. Je me souviens d'une chambre d'hôtel en mai 2018, j'étais à Prague, j'avais emporté dans ce voyage ce recueil que j'avais lu dans l'avion. J'ai commencé à écrire une chronique, un billet d'humeur, je tournais en rond autour de ce texte, impossible de le cerner, les mots étaient comme un essaim d'abeilles. J'écrivais des mots épars sur une feuille de papier. J'avais la tête ailleurs... Ma mère, très malade, mourut deux jours plus tard, pendant notre séjour. Nous rentrâmes mon épouse et moi précipitamment en Bretagne et ce texte fut oublié... le recueil Une saison en enfer et les bribes de mots griffonnés sur un papier, tout cela fut oublié dans un coin, peut-être que les pages de cet ouvrage garderaient encore ce douloureux souvenir...
Ce texte resurgit dans ma mémoire à l'occasion de plusieurs événements. Tout d'abord, une chronique estivale quotidienne de trois minutes sur France Inter où Sylvain Tesson nous parle tous les matins d'Arthur Rimbaud à la manière d'un explorateur... Ensuite, une tentative échouée de revenir plus paisiblement à Prague au mois d'avril dernier, annulée et pour cause, vous devenez pourquoi... Enfin, le temps d'aujourd'hui dont on dit parfois naïvement et peut-être stupidement qu'il sépare le temps d'avant et le temps d'après, comment marquer cette coupure définitive sinon par l'art qui fut oublié dans les règles sanitaires. Rimbaud lui n'eut aucun état d'âme, à l'âge de dix-sept-ans, il trancha dans le vif de l'art, séparant cruellement le temps ineffable de la poésie, il y eut définitivement le temps d'avant lui, classique, rejetant dans la poussière et la craie les poètes du XIXème siècle qu'il côtoyait dans un Paris parnassien conquis, séduit à son insolence et celui qu'il ouvrait à grandes brèches vers un monde encore inconnu dans lequel il n'eut d'ailleurs pas le temps ni peut-être la volonté de marquer ses pas de manière durable. D'autres plus tard s'y engouffrèrent, les surréalistes, mais pas seulement, toute la poésie qui nous est contemporaine aujourd'hui vient de cette brèche ouverte par Rimbaud.
J'ai relu à cette occasion Une saison en enfer. Que ce texte est furieusement beau et difficile à la fois ! Il me résiste encore, je me dis que c'est bon signe, j'y reviens et j'y comprends presque autre chose à chaque fois que je le relie, lorsque que je cherche à l'interpréter. Par contre, il entre en moi chaque fois que je me lâche, que je me laisser aller, que je n'attends plus rien de ce texte, aucun message, aucune délivrance, aucune interprétation, seulement le texte tel qu'il est, de manière brute, brutale, « brut de décoffrage » comme disait mon père, ouvrier du bâtiment. Je crois que l'expression subsiste encore... le lire à haute voix est encore mieux, j'ai fait l'expérience cet après-midi dans mon jardin, juste une page pour voir... Comme le texte paraît brusquement différent lorsqu'on a la chance de pouvoir le dire à haute voix. La poésie de Rimbaud doit être criée, du moins celle d'Une saison en enfer...
Si l'enfance est une saison, l'enfance précoce peut être un enfer pour celui qui la vit. Être un génie à quinze ans ou dix-sept ans, ce n'est pas descendre un fleuve impassible. Que faire de ce soleil qui dévore Rimbaud ? Quel était son regard lorsqu'il contemplait ce gouffre béant en lui-même d'où surgissaient, tels de la lave d'un volcan en éruption, ces pulsions de verbes et de couleurs ? Que faire de cette force, de cette révolte, de cette douleur hallucinée ? Que faire de cette lucidité sur le monde ?
On envie parfois les enfants surdoués. C'est une erreur car c'est un inconfort total pour eux et pour les parents. Rimbaud était un enfant très doué à l'école. Il raflait tous les prix dès l'âge de onze ans. Mais parce qu'il travaillait assidument dans des disciplines structurées, telles que le grec et le latin, cela l'a aidé à sauter sur l'autre versant, y porter son génie, jeter sur des pages ce qui brûlait en lui...
Écoutez tout de même ce premier vers d'Une saison en enfer écrit par un adolescent de dix-sept ans peut-être, censé à son âge entrer dans l'existence : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. »
Dans ce vers, je trouve que l'enfant précoce devient presque un homme mûr voire âgé qui se penche sur son passé, non pas usé certes, un homme sage, presque philosophe, capable de faire à la fois un pas de côté tout en ne reniant pas les feux follets qui lui dévorent l'âme. Beau et triste à la fois ! Quel gâchis pour cette enfance avortée ! Mais quel bonheur pour nos coeurs ! Et tout le texte est ainsi, comme s'il dépliait mille vies de lui auparavant, d'une violence infinie, magnifique, magistrale... Narcissique certes, mais peut-on ou doit-on lui reprocher cela ?
À la lecture de ce texte, je me suis posé des tas de questions. Y avait-il une lumière intérieure, une source divine dans les entrailles de Rimbaud ? Était-il possédé par une force qui lui était étrangère ? Est-ce que des substances licites ou illicites l'ont aidé à s'enflammer un peu plus vite dans les vers qu'il écrivait ? Possédé certainement, par quelque chose de violent je le pense aussi, mais pas étranger à lui, je le pense intimement, tout simplement il ne savait sans doute pas dompter cette fulgurance d'étoiles filantes, ce geyser, ce séisme qui ouvrait des brèches et faisait s'écrouler les monuments des poètes avant lui et jaillir d'autres édifices insensés.
Je pense que la poésie de Rimbaud ne délivre aucun message, il en va de même d'Une saison en enfer, simplement elle délivre une lumière fulgurante venue des silences et des vertiges intérieurs qu'a ressenti le poète.
Ici, c'est une peinture, le poète qu'est Rimbaud est un peintre. Sa palette est faite de mots et de lumières. Peut-être ne faut-il y voir ou entrevoir que cela ? Une saison en enfer est une formidable peinture.
D'où vient cette voix alors, cette colère ?
Dans Une saison en enfer, mais pas seulement dans ce recueil, Rimbaud éclaire ce qu'il touche. Ici la boue n'est jamais loin du soleil. L'inverse aussi. J'aime quand la boue n'est jamais loin du soleil, quand celui-ci s'y reflète dans une flaque. Belle alchimie !
« Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la glace circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel ; et, à gauche , à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres. »
Une saison en enfer est une sorte de journal intime qui revisite la vie antérieure d'un adolescent de dix-neuf ans qui aurait eu plusieurs existences avant lui. On pourrait en rire. Mais Rimbaud nous impose le respect. Nous l'admirons parce que nous aurions peut-être tous voulu disposer de toutes ces vies avant nous, et lui, d'un coup d'écriture, d'un briquet qu'il allume juste au bord de son coeur, il nous offre des déferlements de vies antérieures qui n'en finissent plus.
L'enfer n'est que la vie sur terre, voici le drame de l'existence. Comment vivre en enfer alors, sinon grâce à la poésie ?
Vivre en enfer, le temps d'une saison... Quel risque après tout ? Comment faire venir la beauté sur ses genoux ? Comment s'enfuir, se révolter contre Dieu, le ciel, ce qu'il est et ce qu'il n'est pas ?
Et si tout ce texte fou n'était qu'un rêve ? Je le relie encore un peu, je le parcours sans cesse pour regarder si j'existe encore, si ce texte existe encore, si je ne l'ai pas imaginé, dire, oui ce texte est bien réel, il est sous mes yeux, sous mes doigts, sous mes battements d'ailes.
Rimbaud nous dit peut-être aussi que venir au monde, c'est connaître d'emblée l'enfer. Cruelle destinée ! Naître, puis se relever, marcher vers la lumière.
Ce texte est un éveil au corps et au ciel. Est-ce comme si les deux étaient totalement liés ? Oui, je pense que les deux sont totalement liés.
Extirper le corps du sol d'ici-bas, pour le tirer au plus haut, voilà le geste peut-être inconscient de Rimbaud, un adolescent insoumis, simplement voyant, qui casse enfin les codes, comme il cassait la vaisselle de Madame Verlaine.
Comment déplier alors ce texte à l'infini ?
Partir, mais peut-on partir ? Peut-on réellement partir ? Nos ailes sont brûlées. Nos semelles sont souvent de plomb.
S'évader, mais par quelle porte, quelle fenêtre, quel chemin ?
Arthur Rimbaud est pressé. Il a rendez-vous avec la solitude. Moi, j'ai rendez-vous avec Rimbaud chaque fois que je descends vers ces vers. Vers ces vers...
Une saison en enfer semble me dire : Ne jamais s'arrêter en chemin. Ne pas perdre son temps. Ne pas se laisser distraire. Aller jusqu'au bout du chemin. Apprendre à vivre sa vie et non tenter de la sauver.
Plus tard, c'est-à-dire ce soir, je vous lis ces vers : « Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre ! »
Rimbaud tâtonne, sans doute nous aussi. La vie est tellement immense.
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