Qu'est-ce qu'une vie réussie ?
de toutes les activités du monde, la préféré de Jeanine consiste à fantasmer la vie des autres.
D'autre part, et surement est-ce lié, il y avait un penchant pour la liberté qu'offre l'abandon des prétentions.
Tour en continuant à ironiser sur ses chaussons soldés, j'admire désormais la discrète puissance de ma mère; je lui suis reconnaissante de m'avoir donné le goût du cidre qu'on vide en silence.
Entourées de forêts froides, de pans d'océan frissonnants, ces villes n'ont plus d'activité autre que celle de bercer les fins de vie de quelques résidents locaux.
De retour dans sa cuisine, le soir, ma mère feuilleta son numéro de « Marianne, Pourquoi les religions les rendent fous ? » avec un peu plus d’ironie qu’à l’accoutumée, avala nerveusement deux yahourts qu’elle regretterait, puis, dans son lit, avant que Morphée ne l’étreigne,se surprit à adresser à Adarsh une petite (oh toute petite !) prière.
Elle se souvient des explications de l’homme, quelques mois plus tôt, qui lui disait avoir quitté la Tunisie pour la France afin de réussir sa vie et n’avait depuis navigué que de dépit en dépit, l’humiliation qu’il endurait à Emmaüs à cause de son physique et de son français lacunaire, en raison de sa religion aussi, à laquelle on ne s’intéressait que dans d’alarmants médias, cet avilissement, donc, atteignait les cimes de sa déception et lui donnait envie, à l’époque déjà, de repartir auprès des siens. Il souhaitait, disait-il, retrouver son Orient et sa dignité. L’enrôlement dans le camp des donneurs de mort fut-il un moyen de recouvrer un peu de cet honneur perdu?
A bien y regarder, le bureau de Jeanine est le paysage d'une confiance en soi dévastée mais, si je le sentais, longtemps je n'en sus rien.
L’indifférence, quand elle se fait sport d’endurance, peut devenir une véritable arme de destitution des prétentions.
Un dernier mot sur le mérite et la confiance : depuis que j’écris ces pages s’accroît ma toute banale conviction que chaque vie, même et surtout la plus anodine en apparence, vaut d’être écrite et pensée ; chacun de ceux qui ont honnêtement traversé ce monde est digne qu’on lui construise, à tout le moins rétrospectivement, une destinée, et non seulement car celle-ci confère du poids aux gestes, mais aussi parce qu’elle renseigne sur la manière dont chacun, mis en confiance, peut être aimé. Il nous faudrait écrire un livre sur chacun de nos proches, pour apprendre, au gré des pages, combien, comment, nous les aimons.
Contre la tyrannie des ambitions, elle a préféré affiner sa part sensible : plutôt que les dîners à plusieurs, elle choisissait les tête-à-tête, au champagne qui frappe préférant le cidre doux ; plutôt que de s’inscrire au concours pour l’agrégation, qu’on lui conseillait de passer, elle apprit la peinture et effeuilla des livres d’histoire ; plutôt que de migrer au Kenya où on lui offrait un poste à valeur ajoutée mais où on lui retirait le loisir de se promener sans gardes du corps, elle décida de conserver son emploi et de randonner librement ; plutôt que de faire sauter une classe à sa fille, elle l’encouragea à profiter du temps libre découlant de son avance scolaire afin de dériver dans les parcs, les histoires et les sentiments.