Valse mémoire

Le gouffre. Emile m'a emmenée hier chez le docteur. il s'inquiétait. J'ai voulu le rassurer. Je ne me sens pas très bien. J'ai du mal à rire, à vivre. Tous me pèse. Une grande fatigue.

Du fond du jardin, je t'entendais hurler et j'ai fait du bruit pour étouffer ma propre douleur. Je survivais au manque qui creusait son gouffre chaque jour.

Ma colère n’en finit pas contre ce monde devenu aveugle et brutal comme une bête enragée qui a broyé nos rêves.

J’ai pensé que je vais devais arracher à ma mémoire les mots enfouis. Saurais-je comment m’y prendre ? Sur le printemps. L’odeur de la chaleur du soleil. Et notre vie. Notre vie de peine, j’avais écrit ça dès le premier jour. Tant d’effroi que je cherche à fuir.

L’histoire des hommes n’est pas cousue du fil blanc des reliures des livres qui pèsent lourd dans les bibliothèques des bienpensants. L’innocence des uns ne vaut rien quand les crimes des autres ont été permis et encouragés, imposés à nous comme une victoire. Cette impunité court toujours, alors notre culpabilité de lâche perdure et nous gangrène. Le fil de barbelé de l’histoire est encore un bâillon sur nos bouches de taiseux horrifiés. Je me cache ici, derrière ces prés et ces vieux arbres, derrière des livres qui racontent un autre monde et pourtant toujours le même. Je me cache, car c’est dans l’obscurité de cette maison, dans son silence, dans ton souffle j’écoute la nuit, que mon coeur, que mon corps s’apaisent, expirent au fil des années le venin qu’ils ont fait couler dans mes veines.

Une rencontre de nos deux têtes collées l’une à l’autre, ma bouche qui t’embrasse, mes lèvres qui te parlent à l’oreille, oubliée la faille entre nos cerveaux, le tien parti à la dérive, le mien perdu dans son chagrin, dans la vieillesse, dans la trouille d’un chemin qui finira tout seul.

Il n’y a pas de passage pour rejoindre l’endroit invisible de ton absence. En creux, le manque de ton regard et de tes paroles. Tes cris parfois heurtent le silence qui s’est installé. Je me débats avec le chagrin.

C’est peut-être ça, écrire. Ne rien laisser s’égarer.

Sa chevelure brune, qu'elle avait tenté d'attraper dans un crayon, s'éparpillait partout, ce soleil noir aux yeux clairs irradiait tout le bistrot de sa beauté.