A Marcel Proust
grand peintre de l'amour
cette indigne esquisse
est dédiée
par son ami
J.R.
Dès mon enfance, les femmes furent pour moi un objet de véritable adoration. Avant même que je fusse capable de les désirer, leur regard, leur démarche, les tendres lignes de leur corps me donnaient un trouble informe et délicieux, où je m'abîmais tout entier et passionnément. Je ne me sentais pas du tout précipité vers elles. Au contraire, elles m'apparaissaient comme sacrées, comme interdites.
(incipit)
Oui, je m'étais moi-même détruit à l'avance dans son cœur et cela était irréparable ; jamais je ne redeviendrais pour elle celui qui commande, qui conduit, qui enivre. Jamais l'idée ne lui viendrait de se suspendre à moi, les yeux fermés, ni de glisser, entre mes bras, assoupie, remise, dans le grand exil du plaisir.
Je lui permettais bien aujourd'hui de faire la fière. Elle n'en avait pas moins subi la condition des femmes, elle avait reçu - et dans quelles formes aggravantes - l'insulte solennelle et rituelle du désir. Cela était détestable, et tout de même c'est ce qui la fécondait pour moi, ce qui remuait la terre aride de son cœur et en faisait les mottes au soleil exposées.
Une ombre de confusion et de remords passa sur le visage d'Aimée. Je vis qu'elle se rappelait tout à coup.
Elle se rappelait. Il faut comprendre tout ce que ce mot signifie d'horreur. Elle ne pensait plus que je l'aimais ! Cette idée, comme un objet qu'on oublie sur une étagère, comme, dans une machine, un rouage superflu qui peut tomber en route sans que le moteur s'arrête - cette idée était sortie de sa mémoire. Et elle n'y rentrait maintenant que par la grâce d'un nouveau hasard, que parce que j'étais revenu me mettre devant ses yeux.
De sa longue et souple secousse le train me répétait interminablement que je n'avais aucune raison de manquer de patience. Et quand il s'arrêtait dans les grandes gares silencieuses, le marteau de l'homme qui venait frapper les roues des wagons, me recommandait encore : Patience ! Patience !
Ainsi s'endormait, ainsi veillait ma douleur à travers cette longue nuit de voyage, ainsi saignait sagement mon cœur...