Ce qui se dit la nuit

Dehors, le ciel s’était encore assombri. Les corbeaux lançaient leurs cris d’alarme, rêches, nasillards et oppressants. La bruine fine et dense avait pris de l’ampleur et le soleil se coucha sur Saint-Paul, petit village paisible de la Vallée Noire, en un lugubre écroulement de nuages sanglants.

— Amaury ! Tu es venu à cause de ma lettre, hein ? À cause de la malédiction ?

Il la sortit d’une poche, dévisageant Elsa à la dérobée. Aussi fine, aussi brune, mais surtout toujours terriblement lumineuse, accrochant la lumière comme il imaginait qu’avait pu l’avoir fait avant elle la première femme de l’univers. Il sentit très nettement la flamme qu’il s’était acharné à éteindre renaître de ses cendres. Cette femme le rendait fou. Il l’avait fuie. S’attacher était inenvisageable. Et si elle disparaissait, elle aussi ? Depuis, le gouffre sans fin. Il avait fini par épouser Nathalie, un tourbillon passionnel, qui l’avait quitté, un matin d’été. D’un simple Post-it vert fluo apposé sur leur frigo. Trois ans déjà.

Son regard se voila puis s’éclaircit. Il approchait. Rebondir. Il était là pour ça.

Un rat court sur sa jambe et s’arrête sur sa cuisse, peut-être attiré par l’odeur du morceau de sucre qu’elle a caché sous sa couverture. Elle le saisit à l’aveugle et serre jusqu’à ne plus sentir entre ses doigts qu’une masse molle et poisseuse. Entre-temps il a réussi à la mordre. Un seul trou dans sa main ; les dents de dessous. Elle le projette au loin. Les premiers temps elle criait à la vue de ces bestioles. Désormais elle les saisit sans crainte et les tue sans remords.
Elle a cinq ans.
Et elle veut vivre libre.

Est-ce vraiment le Mal, les juifs ?
Est-ce vrai que les juifs ont fait tuer Jésus ?
Elle sait si peu de choses encore.
Sa tête tourbillonne.
Est-ce que j’ai fait le Mal ?
Ses yeux noirs se ferment. Chasser les remugles de mort qui planent autour d’elle. Des ombres claires se découpent sous ses paupières et lui entrouvrent les portes d’un monde qui n ’existe plus mais qu’elle peut presque recréer à volonté. Maman. Papa. Un parfum de pivoine l’envahit. Suave. Rester dans cette bulle, ne plus jamais en sortir.
Ou alors.
Ne plus être juive.
Ici les juifs meurent tous.
Et elle, elle veut vivre.

Susanna comprime sa cage thoracique. L’intensité des brûlures qu’elle ressent augmente puis finit par s’estomper et un silence de plomb s’installe. Elle effleure les yeux de sa sœur, sa jumelle. Essuyer les larmes opaques qui perlent à travers ses paupières closes et endolories. Ce médecin qui se fait appeler « oncle Mengele » est fou. Il se prend donc pour Dieu ? « Bientôt tu auras les yeux bleus, ma petite. » Demain ce sera son tour, les injections dans les yeux ; elle se force à ne pas y penser. À ne plus songer à rien.

21 heures. Le block des enfants est plongé dans le noir. Seule vacille la petite lumière blafarde de la surveillante. Ivre de fatigue et de faim, transie, Susanna Aleïev se glisse sur sa paillasse infestée par la vermine, enjambant deux autres fillettes décharnées pour se faufiler entre leurs corps endormis. Au milieu, il fait un peu plus chaud, un peu moins peur. Elle soupire et, trop tard, son expiration meurt en quinte de toux. La stubova, la surveillante, une Polonaise qui aboie un allemand approximatif auquel elle ne comprend rien, hurle en la frôlant. « Ruhe ! » « Silence ! » Ce mot-là, elle l’a mémorisé dès le premier jour.

Aimer et sombrer, cela rime depuis une éternité.

— Un crime sauvage. La victime, Marianne Touret, septuagénaire, a été égorgée. Ses deux fils, Mathieu et Marc, âgés d’une cinquantaine d’années, qui dormaient comme des bébés dans leurs chambres, à l’étage, disent n’avoir rien entendu. Nous les avons trouvés endormis et ivres morts...

Marsac non plus n’en avait jamais été apeuré, enfant, l’élisant même comme refuge ; là-bas, personne n’avait l’idée d’aller le chercher pour l’extirper de sa bulle. D’ailleurs, la peur est un sentiment qui lui est rare. Il en a tellement vu. Mais là, oui. À quarante ans passés, sur ce chemin qui le mène vers Elsa, il a peur comme rarement.
Remettre les compteurs à zéro. Oublier les ides : homicides, infanticides, matricides, parricides, suicides... Son quotidien depuis vingt ans. Flic 7/7 et H24. De quoi cauchemarder, s’user avant l’heure, devenir fou. Il a failli. Métier de chien.