Vivaldi est Venise. Dans ses palais et ses ruelles, ses miroitements et ses mystères, son élégance et ses frasques. Non pas contradiction, mais alliance miraculeuse de contraires. Venise vivante, que les siècles suivants, amnésiques et complexés, prétendirent enterrer à jamais dans ses vases malodorantes, ses décadences multiples, et une mort programmée bien que toujours absente. Jamais compositeur ne fut autant le décalque de son lieu de vie, modelé par lui et programmé pour y réussir, au point d’en épouser de nos jours une célébrité trop souvent factice, mais aussi de son vivant les controverses et les accommodements déplaisants, les fureurs et les silences, la richesse et le besoin permanent, la dévotion et la fête, la course et l’absence.
Venise, au tournant de deux siècles, vit dans la maturité d'une sensualité radieuse et pleinement assumée, dans une licence et une avidité de plaisirs soulignées par tous les chroniqueurs. Le jeune Antonio glisse des ombres des tabarri et des inquisiteurs aux lumières de la piazza et aux éclats des courtisanes, des étals bigarrés de commerçants de toutes nationalités aux mosaïques de la basilique, des promesses des charlatans à celles des prêtres, du regard d'une danseuse triste aux dérobades d'une bauta, dans le chant continuel des gondoliers, femmes, commerçants, maîtres et domestiques.
Est-il personnage plus connu et plus mystérieux qu'Antonio Vivaldi ? Sa musique a traversé les siècles et les continents, a séduit tous les publics et tous les âges, son nom, à l'égal de celui de Mozart, est synonyme de musique classique pour les plus réfractaires au genre. Et pourtant, c'est le même compositeur qui disparaît dans l'anonymat le plus total, entraînant dans le néant la majeure partie de son œuvre, avant la résurrection musicologique du début du XXe Siècle. Et qui, bien que connu de son vivant dans l'Europe entière, cache à ses biographes des pans entiers de son existence, comme si, par hases régulières, l'homme devenu invisible échappait au regard et à la plume de ses contemporains.