AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


Avez-vous goûté la toute récente séquence de passe-passe gouvernementale avec l'art de ne rien changer en faisant croire que tout change, mais surtout en mettant aux manettes des gens que la population n'a jamais désignés ? C'est fantastique, non ? Et la réforme des retraites, adoptée magistralement, fourrée de force dans la bouche vociférante d'une majorité de la population, qui lui était hostile ? Et les gilets jaunes, arrêtés à coups de matraque, de gaz lacrymogènes et de LBD en pleine gueule ? Démocratie, cela s'appelle, mes chers enfants, n'en doutez point et n'en doutez jamais... à moins qu'il ne vous vienne malencontreusement à l'esprit de lire ce petit livre !

Waouh ! Fantastique Jean-Jacques Rousseau ! Écrire un tel livre en 1762, avant même tous les grands épisodes révolutionnaires, toutes les authentiques tentatives ultérieures d'instaurations démocratiques, franchement, chapeau, chapeau bas, très, très bas, mon cher Jean-Jacques. J'en reste estomaquée.

De quoi disposait-il pour faire son analyse philosophico-politique ? de quelques trucs antiques, de Sparte à Rome, des républiques de Venise ou de Genève, une fraîche tentative corse sous la houlette de Pascale Paoli, deux ou trois choses ici ou là en Europe et c'est à peu près tout. Et pourtant, et pourtant, il signe un texte lumineux, flamboyant, édifiant, revigorant et incroyablement inspirant pour quiconque s'intéresse aux questions politiques et aux aspirations démocratiques.

Il pose les questions essentielles : qu'est-ce qu'une société ? qu'est-ce que faire société ? quel type de relations doit unir chacun de ses membres ? etc. Ça paraît évident, or on y réfléchit peu, du moins trop peu, sans doute, de sorte que la paresse à nous emparer réellement de cette question nous rend passifs, tous collectivement, comme si, finalement, tout bien considéré, c'était comme ça, et qu'on n'y pouvait rien changer, jamais, que si l'on se hasardait à vouloir y changer quelque chose, ça serait pire.

On nous rebat les oreilles depuis l'enfance que notre république est vraiment ce qu'il y a de mieux sur Terre, que nous avons des tas et des tas de libertés, que tout ce qui se fait ailleurs est pire de chez pire, et que donc, nous devons nous satisfaire de ce que nous avons et de ne surtout pas le questionner ni chercher à l'amender, car déjà, il faut s'estimer heureux.

Et démocratie, cela s'appelle, un tel machin, un truc où l'on ne vous consulte jamais pour faire passer des lois, que même quand vous votez " non " à un référendum (octroyé par grandeur d'âme), on vous bidouille aussitôt après un " oui ", car vous êtes un peu cons, vous vous êtes trompés de case au moment de voter.

On vous dit que la cheffe de ce grand truc hyper méga démocratique et européen, c'est Madame van der Machin, une dame que vous n'avez jamais élue, mais qui est en poste quand même, et puis après on vous dit que ce n'est pas possible de faire des réformes à l'échelon national élu car les non-élus européens ont dit que ça n'était pas possible. Mais que les lobbys à Bruxelles, ça c'est autorisé, et c'est même souhaitable, car ils savent bien mieux que les citoyens administrés ce qui est bon pour lesdits citoyens. Vous voyez, ce genre de chose, ça vous dit quelque chose ?

Tous les 5 ans, on nous annonce joyeusement qu'on va avoir un très grand droit, un droit magique et rarissime, un droit dont il faut faire grand cas, le droit de choisir entre bonnet blanc et blanc bonnet, entre ENA n°1 et ENA n°2, tous issus de milieux hautement représentatifs de toutes les couches sociales, des gens qui vont décider à notre place, parce que nous on est tous trop cons alors que eux, non, vous pensez bien, ce sont des cracs en tous domaines, des éoliennes au commerce international en passant par les télécommunications, la fiscalité, les techniques de construction ou les biotechnologies, la santé, tout, tout, tout, absolument tout je vous dis, experts en tout ils sont nos députés et nos chers présidents.

Et nous, bien sagement, bien docilement, on demeure mineurs toute notre vie, car les majeurs, ceux qui décident, ce sont eux, et pas nous. Mais rassurons-nous, EUX, les majeurs, ils décident tout dans NOTRE intérêt, nous, les mineurs, soyons-en persuadés et à n'en pas douter. Et c'est comme ça, tous les 5 ans dans le meilleur des mondes possibles. Démocratie ça s'appelle. Dormez bien mes petits.

Bon, depuis vingt ans, c'est tellement démocratique qu'on n'a pas même jugé bon de proposer un référendum, car les gens, cette engeance bêlante et collante, les gens, donc, ont tendance à cocher les mauvaises cases quand on s'avise de les consulter. Et les jurys populaires ? Ah, ça non plus c'est pas bon, c'est bien trop coûteux, bien trop démocratique même, pas assez efficace en tout cas, selon les cabinets de conseil, il vaut mieux des magistrats professionnels, dont on est sûr de pouvoir mettre au-dessus d'eux un bon vieux ministre non élu très démocratique.

Face à tant et tellement de démocratie, je me demande même s'il était bien utile et nécessaire de revenir à Rousseau. C'est vrai quoi ? Est-il besoin de repréciser que la souveraineté doit appartenir aux citoyens ? Que ce sont eux et seulement eux qui doivent édicter les lois qui les concernent ? Que le parlement doit être AU-DESSUS de l'exécutif, lequel n'est là que pour faire exécuter les lois adoptées souverainement par proposition populaire et non à lui de proposer des lois ?

Est-il bon de rappeler que le pouvoir exécutif doit pouvoir être révoqué à tout moment par le peuple s'il est jugé défaillant à sa mission ? Est-il bon de préciser qu'à l'heure d'internet et de la connexion de tous avec tous il n'est nullement besoin d'élire 577 peigne-culs béni-oui-oui à l'Assemblée nationale ni de s'en référer à des sénateurs qu'on n'a même pas élus nous-mêmes, car nous sommes mineurs, je vous le rappelle, pour décider si nous, société, voulons ou non d'une loi qui nous concerne ? L'abstention ? L'absence de représentativité ? En quoi est-ce un problème démocratique ?

Rousseau a des phrases percutantes qui invitent à la réflexion sur tout ce qui relève de notre expérience politique. Je vous en livre quelques-unes ci-dessous : « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. de là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? »

« L'administration devient plus pénible dans les grandes distances, comme un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle devient aussi plus onéreuse à mesure que les degrés se multiplient : car chaque ville a d'abord la sienne, que le peuple paye ; chaque district la sienne, encore payée par le peuple ; ensuite chaque province, puis les grands gouvernements, les satrapies, les vice-royautés, qu'il faut toujours payer plus cher à mesure qu'on monte, et toujours aux dépens du malheureux peuple ; enfin vient l'administration suprême, qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement les sujets : loin d'être mieux gouvernés par tous ces différents ordres, ils le sont bien moins que s'il n'y en avait qu'un seul au-dessus d'eux. Cependant à peine reste-t-il des ressources pour les cas extraordinaires ; et quand il y faut recourir, l'État est toujours à la veille de sa ruine. »

« à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence, et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois ; et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : ce qui suppose, du côté des grands, modération de biens et de crédit, et, du côté des petits, modération d'avarice et de convoitise. Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l'abus est inévitable, s'ensuit-il qu'il ne faille pas au moins le régler ? C'est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. »

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi. le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. »

J'aurais pu recopier comme ça des dizaines et des dizaines d'autres passages, que je trouve édifiants. Mais, à ce stade, soit vous êtes déjà convaincus, soit vous ne le serez jamais. Aussi, j'aime autant m'arrêter là, ne sachant que trop vous conseiller cette lecture, si les questions de la représentation politique, de démocratie, d'équité, de faire société ensemble vous intéressent et vous interpellent, ou même seulement au simple titre de la culture générale. Pour le reste, gardez pleinement à l'esprit que cette appréciation n'est que mienne, une et idiosyncratique, et que, donc, en soi, d'un point de vue démocratique, elle ne signifie vraiment pas grand-chose.
Commenter  J’apprécie          14619



Ont apprécié cette critique (145)voir plus




{* *}