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Critique de HordeDuContrevent


Un livre sensoriel servi par une plume magistrale. Une plume que je crois n'avoir jamais trouvée dans un livre jusqu'à présent, qui laisse des traces, des stries rouges vif, coup de fouet ou poudre de piment, lancés à nos yeux ébaubis. Les trouvailles stylistiques étonnantes m'ont incitée à les lire deux fois, ces nouvelles de Juan Rulfo, désireuse de m'immerger dans cette région du Llano, dans ses bruits, ses odeurs, ses couleurs.

Imaginez un endroit immense, une vaste plaine désertique, aride, où l'ombre des nuages est à la fois source d'espoir et source d'étonnement, où l'air est si chaud que les champs de canne dégagent des effluves douceâtre de miel, où la moindre goutte d'eau tombée miraculeusement du ciel fait un trou dans la terre y laissant une trace, « tel un crachat », goutte avalée aussitôt par cette terre poussiéreuse, dure, délavée, crevassée, infertile…un cuir de vache racorni par les morsures du soleil. Et le vent, incessant, balaie cette région toute minérale, sans lapin, sans oiseaux, où seuls les aboiements des chiens se font attendre au loin, et où quelques arbres rabougris peinent à cacher parfois l'innommable résultant des guérillas que se livrent certaines bandes.

« Il nous arrivait trop souvent de voir l'un des nôtres pendu par les pieds à un poteau au bord d'un chemin. Ils restaient là à se faire vieux et à se ratatiner comme des peaux tannées. Les vautours leur dévoraient le ventre, leur arrachaient les tripes et ne laissaient que la peau. On les pendait très haut et ils se balançaient comme des cloches au souffle du vent, des jours et des jours, parfois des mois, parfois réduits à des lambeaux de pantalon claquant au vent que l'on aurait étendus là ».

La nature semble au mieux indifférente à toutes les drames humains, majestueuse et immuable dans sa beauté, au pire elle accentue la petitesse et l'insignifiance humaine, « l'absurdité irréductible de l'histoire humaine » comme le souligne en préface J.M le Clézio, par sa force, sa rudesse, son austérité, métamorphosant les tracas en tragédies, la plaine en lieu de perdition, les hommes en vermine, illusions et espoirs immédiatement grillés et réduits en cendre.

« Nous n'étions qu'un noeud de chenilles grouillant sous le soleil, qui se tordaient dans la chape de poussière qui nous parquait tous sur le même chemin et nous menait comme du bétail. Nos regard suivaient les nuages de poussière, s'y arrêtaient comme s'ils buttaient sur un obstacle infranchissable. le ciel toujours plombé, au-dessus de nous, était une sorte de tâche grise et lourde qui nous écrasait. C'était seulement quand nous traversions une rivière à gué que la poussière était plus haute et plus claire. Nous trempions nos têtes échauffées et noircies dans l'eau verte, et pendant un moment, une fumée bleue sortait de nous tous comme la vapeur s'échappe de la bouche quand il fait froid. Mais on ne tardait guère à disparaitre encore une fois dans la poussière en se protégeant les uns les autres du soleil, de cette ardeur du soleil dont chacun avait sa part ».

17 nouvelles comme autant de braises incandescentes, se déroulant dans l'État du Jalisco, région rurale du centre-ouest du Mexique, au début du 20ème Siècle, dans lesquelles nous croisons des gens simples, de pauvres hères ; des paysans de terres fertiles expropriés par de gros propriétaires tentant de vivre désormais en se déplaçant sur leurs nouvelles terres, celle du Llano, stériles, dans une fournaise les laissant hagards, au bord de la folie ; des croyants gardant espoir en priant, en honorant les Saints ; des hommes et des femmes trompant les leurs tout en cherchant désespérément la rédemption ; des sanguinaires se battant pour des causes perdues d'avance au sein de commandos sanglants ; des simples d'esprit croupissant dans des chambres crasseuses infestées de cafards.
Chaque nouvelle est un petit monde à elle seule, sans lien avec la suivante et pourtant le passage d'une nouvelle à l'autre se fait avec bonheur, oui l'ensemble est harmonieux et offre autant de facette de vies possibles trouvés dans cette région, autant d'exemples de destins sertis du sceau de ce lieu si brûlant qu'il ressemble certainement à l'enfer. Comme si le Llano vouait sa population à la misère, aux maladies, à la fatalité, à la violence, à l'esprit de vengeance, à la loi du plus fort et à celle du Talion…à la damnation.

L'écriture est vraiment éblouissante, une écriture qui claque, magnifique et étonnante, sensorielle et métaphorique, qui donne à voir des paysages couleur sépia, à ressentir les ondulations de chaleur, à toucher le cuir de ces peaux ridées et tourmentées, si semblables à la terre sur lesquels ces pauvres gens tentent de vivre…Je ne sais hélas pas parler espagnol, j'imagine que ce texte est encore plus beau dans sa langue d'origine mais malgré tout, je voudrais souligner la remarquable traduction de Gabriel Iaculli.
Chose intéressante, nous avons pu comparer deux traductions différentes d'un même passage avec @Elea, possédant de son côté le recueil traduit par Michèle Lévi-Provençal, je vous laisse découvrir ce beau passage dans ses deux traductions et apprécier ces deux versions qui montrent à quel point le travail de la traductrice ou du traducteur est important :

Traduction de Gabriel Iaculli : « On ne dit pas ce qu'on pense. Ça fait longtemps qu'elle nous a quittés, l'envie de parler. Elle nous a quittés avec la chaleur. On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c'est trop fatiguant. Ici, on parle et avec cette chaleur qu'il fait dehors, les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent, là, sur la langue, et finissent par vous étouffer ».

Traduction de Michèle Lévi-Provençal : « Mais nous nous taisons. Il y a longtemps que nous n'avons plus envie de parler. La chaleur nous en a ôté le goût. Ailleurs, on aimerait parler mais ici, c'est trop dur. Ici, quand on parle, les mots cuisent dans la bouche sous l'effet de la chaleur et se dessèchent sur votre langue, à vous en couper le souffle. ici, c'est ainsi, alors personne ne parle ».

Un classique des lettres mexicaines et surtout un auteur, Juan Rulfo, à découvrir absolument. Un grand merci à @JeffreyLeePierre, à @Mermed et à @Elea de m'avoir donné envie de lire ce livre sublime avec leurs belles et convaincantes critiques. Cette lecture fut un véritable coup de coeur et me donne envie de découvrir enfin la littérature mexicaine, et de façon plus générale, la littérature sud-américaine, que je connais si mal, si peu.
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