(A propos de chronos, aiôn et kairos) – Des trois, le premier est le plus redoutable, parce que l’accélération qu’il crée est si forte qu’elle vous raccourcit la vie; et d’ailleurs, Chronos n’était pas une mère qui nourrissait ses enfants, mais un père impitoyable qui les dévorait. Un homme très occupé peut se laisser dévorer par tout ce qu’il doit faire, et l’inévitable montagne de courrier qui l’attend, à la fin d’une absence, peut être d’une ampleur qui gâche la douceur du nostos, le retour à la maison. …/…J’avais deux heures avant d’arriver à Padoue, mais dès que je commençais à dépouiller le courrier, le virus du temps accéléré se réactiva. J’eus l’impression que vingt minutes, sans plus, avaient passé lorsque je sentis que le train ralentissait en arrivant dans une gare. Padoue. Je m’échinais depuis deux heures ! …/….J’étais terrorisé: ma vie s’était écoulée six fois plus vite que d’habitude. Je sentais que si je m’étais laissé aller, j’aurais été happé par un phénomène assez semblable à la Borda, la déesse évoquée par le barde Francesco, qui entrainait les petits enfants au fond des puits des Apennins.
Qu'est-ce donc que le voyage sinon la possibilité de se libérer du poids inutile, quelque chose qui rabote et polit l'âme ? Avec le bois des fleuves, on peut aussi allumer de grands feux purificateurs et définitifs et y brûler ses mauvaises pensées.
p. 114
"Et pourtant, pourtant, ce sont les livres qui, avant que tu ne partes, ont ouvert dans ta peau les pores de la perception, ce sont eux que tu as ensuite désaltérés d'images, de sons, de parfums et de saveurs."
p. 325
Les sujets de son allocution étaient invariablement les suivants : "nous" et "eux". Ce n'était pas une division politique, générationnelle ou de pouvoir. C'était le schéma de la guerre civile qui éclate en Italie entre les nombreuses personnes qui se contrefichent de la nature et les rares autres qui résistent à la dissipation et se soucient de laisser quelque chose à leurs enfants.
p. 207
La mer est émulsion, métamorphose, nouveau départ. Dans un endroit pareil, avec le tonnerre ininterrompu des brisants, avec le soleil qui descend et les hirondelles de mer qui voltigent autour du phare, on a la sensation que ce n'est pas le fleuve qui a suivi son cours, mais au contraire votre propre vie. L'homme devient mer et la mort est douce.
p. 339
L'Italie vendue à l'asphalte nous permettait de filer dans une solitude incroyable, sans rencontrer ni routes, ni villages, ni ponts. Rien ne nous disait que Plaisance était à deux pas ou que le fleuve était engoncé entre deux autoroutes convergentes et extrêmement fréquentées. Dans le cœur industriel du Nord, nous vivions un espace d'aventure totale.
p 163
Et là arrivait la demande fatale:comment fait-on pour savoir où l'on va ,quand on ne sait pas d'où l'on vient? Quel avenir peut avoir un pays qui oublie son histoire?
Depuis le fleuve, nous savourions le naufrage inouï de la terre ferme, l'autodestruction d'un monde qui s'était emprisonné de ses propres mains. Nous ne regardions pas stupéfaits une nature terrifiante affamée de tempêtes et capable de se régénérer dans la mort, mais l'ordre illusoire des hommes dans un temps de dissipation.