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Critique de Creisifiction


Écrivain peu prolifique (trois romans seulement à son actif!), Ernesto Sabato est un auteur assez atypique dans le riche Panthéon des lettres argentines contemporaines où il trône indiscutablement parmi les plus grands, à une place néanmoins unique et singulière . Ni tout à fait partisan d'un «réalisme» pur et dur en littérature («les réalistes imaginent que la réalité ne dépasse pas leur dimension personnelle et n'est pas plus compliquée que leur cervelle d'oiseau») mais auquel il s'y astreindra en grande partie, ne serait-ce que parce que selon lui l'esprit humain ne peut accéder à l'invisible «qu'à travers le visible»; ni d'autre part complètement séduit par le souffle «magique» qui s'était largement répandu dans le paysage littéraire latino-américain de son époque, alors même qu'un des principaux moteurs de son oeuvre résiderait dans une exploration exhaustive des territoires friables, équivoques du supra-réel et du supra-individuel et de leurs incidences sur la subjectivité de ses personnages, l'auteur avait cultivé au travers d'une oeuvre exigeante qui aspire à une forme de «totalité», une veine narrative s'abreuvant aussi volontiers aux sources mystérieuses, symboliques et archétypiques de l'inconscient collectif, ne cessant d'illustrer la prégnance de leurs dimensions immatérielles dans la détermination des choix et des destinées individuels, élevant enfin la folie même au rang quelquefois de métanoïa susceptible de faire accéder à une forme alternative de connaissance du monde.
Ernesto Sabato resterait donc en quelque sorte sur les bords d'un «réalisme magique». Sa démarche créative comporterait à la fois une perspective littéraire réaliste, analytique, naturaliste et objectivable, à côté d'un cheminement narratif guidé par une approche tout autre et complémentaire qui, ouvrant une voie d'accès direct, intuitif et immédiat à la connaissance du réel, chercherait à dépasser les frontières imposées par une rationalité trop cartésienne et positiviste, mais sans recourir pour autant à des éléments "magiques" et surnaturels du type cadavres qui ressuscitent, jeunes filles en lévitation ou pluies de grenouilles..Avec un style très personnel et une écriture maintenue en bordure du visible et de l'invisible, dans un équilibre savant, dans un va-et-vient perpétuel entre le cognoscible et l'ineffable, le raisonnable et le démesuré, l'auteur crée une machinerie d'autant plus infernale et capable de ravir implacablement son lecteur qu'elle ne s'encombre pas par ailleurs d'artefacts érudits superflus, se parant la plupart du temps d'une fluidité et simplicité renversantes et se servant volontiers de mots et de tournures d'un langage plutôt courant et oral que proprement châtié ou littéraire. Witold Gombrowicz, fervent admirateur de l'écrivain, qu'il avait côtoyé de près durant sa longue pause argentine, dans une courte préface à l'édition française de l'ouvrage, classait HEROS ET TOMBES parmi «ces lectures qui se terminent souvent à quatre heures du matin». (Je confirme ! Même si dans mon cas, ce fut plutôt vers deux heures du matin…)
Considéré comme l'oeuvre maîtresse de l'auteur, il s'agit pour moi d'un pur chef-d'oeuvre, tout court ! L'une de ces cathédrales comme l'on n'en visite plus, hélas, que trop rarement, édifice dédié tout d'abord à Santa Maria del Buen Ayre, la ville de Buenos Aires elle-même, l'un des personnages centraux de ce monument au style littéraire gothique portègne.
Le livre est bâti à l'image même de la métropole argentine, ville tentaculaire «aux frontières indéfinissables avec la pampa», présentée ici sous les traits d'une cité constituant à elle seule un univers à part avec sa mythologie propre. Il met en place des récits qui se ramifient selon un plan obscur et mouvant, à l'instar de ces réseaux souterrains des égouts de Buenos Aires aux innombrables anfractuosités creusées par les eaux ancestrales du bassin alimentant l'océanique Río de la Plata, décrits avec force détails par l'auteur. Récits parcourant des dédales tortueux où narration historique et temps psychologique ne cessent de se croiser, où les courants du passé et du présent s'enchevêtrent en des lacis inextricables, entre mémoire collective, généalogie familiale et construction possible d'une identité propre. Récits explorant enfin les tracés flous d'une raison délirante, ou au contraire les contours ambitieux d'un délire raisonné, sans pour autant rien céder de ce qui constitue l'humanité fondamentale de ses personnages, la clarté de la langue ou la cohérence de son intrigue.
À la fois roman d'apprentissage pour son personnage central, le jeune et ingénu Martín qui, après avoir coupé les liens avec sa famille, tente ses premiers pas dans la vie adulte et dans l'anonymat de la grande métropole, récit d'une passion dévorante et inassouvie qui l'enchaînera définitivement à la troublante Alejandra, jeune femme énigmatique dont l'auteur dressera un portrait psychologique absolument magistral, imprévisible et rebelle, cherchant par tous les moyens possibles et imaginables à se soustraire à son encombrant héritage familial, HEROS ET TOMBES intégrera par ailleurs, en arrière-plan, celui des fondations même de la nation argentine, s'étalant depuis les guerres fratricides entre unitaires et fédéralistes au XIXe siècle jusqu'à l'ascension et la chute de Juan Péron, en septembre 1955, histoire tumultueuse qui se confondra avec celle de la déchéance d'une vieille famille argentine conduisant au drame qui frappera son dernier maillon, Alejandra, inoubliable héroïne tragique.
Le roman s'ouvre sur le fait divers qui bouleversa Buenos Aires au mois de juin 1955 : une jeune femme issue d'une famille traditionnelle a tué son père de quatre coups de pistolet avant d'arroser la pièce, fermée à clé de l'intérieur, d'essence et d'y avoir mis le feu.
Le développement de la narration s'organisera autour de quatre grands chapitres, chacun d'eux mettant l'accent sur des éléments particuliers et susceptibles de pouvoir éclairer la genèse et les enchaînements fatidiques ayant conduit au drame terrible, construits néanmoins sans aucune chronologie stricte linéaire, l'histoire et ses enjeux se précisant et s'étoffant progressivement à partir de feedbacks et de feedforwards qui témoigneront de l'immense maîtrise technique et narrative de l'auteur. L'un de ces chapitres, intitulé « Rapport sur les aveugles » correspondant au manuscrit retrouvé par la suite au domicile secondaire du père assassiné, expose en détail un délire de type paranoïaque à l'architecture impressionnante. Il vaut à lui seul le détour. Traitant de la domination imminente du monde par une secte secrète d'aveugles, mêlant éléments autobiographiques, relations personnelles, telles les surréalistes Oscar Dominguez et le peintre roumain Victor Brauner, ainsi que faits concrets dont l'écrivain argentin avait pu témoigner lors de son séjour à Paris dans les années 30 (notamment l'accident qui aura énucléé Victor Brauner), cette reconstruction délirante exhale un irrésistible et inquiétant parfum, aux relents parfois extralucides et prémonitoires, en sachant que des années bien plus tard après la rédaction de son livre, et à l'instar d'un de ses compatriotes les plus célèbres, Ernesto Sabato serait lui aussi définitivement atteint de cécité…!
Étrangement universel et ténébreusement particulier, intelligent et émotionnel, accessible et pointu, concret et transcendantal, HEROS ET TOMBES, est une lecture absolument envoûtante que je conseillerais sans modération aux lecteurs qui apprécient la littérature à la fois comme un plaisir, un art et une tentative d'accéder à une forme complémentaire de connaissance du monde et des mystères profonds qui entourent l'existence humaine.
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