L'embaumeur : Ainsi fut-il

— Vous pouvez. Oh, juste une question… Vous envisagez bien de le faire inhumer, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est de tradition familiale. Les de Six-Fours enterrent leurs morts. Quand ils les retrouvent. Cela changerait quelque chose pour vous, si on l’incinérait ?
— Cela se pourrait…

C’était je crois la première fois que je me retrouvais face à un châtelain en chair et en os. Bien en chair et bien en os, d’ailleurs, car l’homme avait un sacré gabarit. Un mètre quatre-vingt-dix ou peu s’en faut. Bien enveloppé, dans le bon sens du terme, Hubert-Louis de Six-Fours devait dans sa jeunesse avoir été qualifié de géant. D’après son secrétaire, il allait bientôt fêter ses quatre-vingt-dix-huit printemps et il semblait physiquement loin du compte. La voix, puissante et autoritaire, ne trahissait pas non plus l’âge avancé du personnage

L’homme tutoyait les deux mètres, et encore, pas en ligne droite, car il se tenait penché vers l’arrière à partir de la ceinture jusqu’au sommet du crâne, sous l’effet de je n’aurais su dire quelle malformation de la colonne vertébrale. Curieux bonhomme. Un peu effrayant. Un bon soixante-dix au compteur des ans. Corby était équipé de lunettes aux verres épais comme des hublots de navire, donnant l’impression d’avoir affaire à deux poissons aux yeux hypertrophiés plongés dans leur bocal, éclipsant le reste du visage. Le genre de type qui fait peur aux enfants, avec son imperméable d’exhibitionniste, sa presque calvitie, ses guiboles canne à mon serin, son odeur de renfermé, ce filet de bave tendu en permanence entre les lèvres. Et bègue, par-dessus le marché. Il y a des gens qui cumulent.

Les proches de disparus ont une tendance très humaine à considérer que « ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers », phrase archi radotée et néanmoins fausse, la vérité étant que même les meilleurs peuvent claboter avant l’heure, que la grande faucheuse opère quand elle le veut, ainsi va la vie et c’est tant mieux ainsi. Les gens vivent mal la mort des autres. Je peux les comprendre, parce que moi, la mort des autres, j’en vis.

Mardi – 10 heures

J’étais sous la douche quand le téléphone a sonné.

Le mauve, celui qui sonne le glas, est réservé aux appels professionnels. Un peu sinistre comme sonnerie, il faut le reconnaître, et assez insupportable, mais c’est efficace : quand mon téléphone mauve lance son « dong… dong… dong… », c’est du sérieux. Du pro. Du qui justifie que je me précipite dans le salon, nu, trempé et la chevelure coiffée de mousse orangée. Règle de base : ne jamais faire lambiner le client. Même quand on a l’air d’un E.T. en goguette. Surtout quand on a l’air d’un E.T. en goguette.

— Mandoline allô j’écoute ?

— Mandoline allô j’écoute ?
— Al… Al… Al…
— Allô?
— Nan. Al... Al... Al… Alain Cor… Corby à… à… à…
Zut, un bègue.
C’était embarrassant. Les morts peuvent rarement attendre ; pour montrer des sujets présentables à l’entrée de l’éternité, le professionnel doit aller vite. Alors les clients qui commencent par expliquer comment marche leur montre lorsque vous leur demandez l’heure…
— Corby à… Co…ooorby à… ààà… Corby ààà…
— Corbillard ?
— Nan. Corby au… au… au… Co…ooorby au…
— Bio… logiste?
— Nan. Au té… Au té… Au té… éééléphone, je… eee… J’a…aaa…
Je vais résumer, parce que ce genre de conversation mérite des coupes au montage. Un certain Alain Corby, secrétaire particulier de son métier, requérait mes services dans la belle ville de Nantes, suite au décès inopiné du petit-fils de son cher patron. Et ce dans les délais les plus courts, hier aurait été bien, le corps du malheureux ayant été retrouvé la veille en fin d’après-midi.

Il y avait du boulot. Remettre en état convenable un homme démembré, ce n'est pas à proprement parler de la besogne ordinaire

Presque toutes les professions génèrent des rituels. Et font l’objet de clichés. Les cadres portent cravate. Les musiciens ont les cheveux longs et fument du cannabis. Les enseignants sont barbus ou portent des lunettes. Les médecins écrivent comme des parkinsoniens. Les fonctionnaires sont des fainéants, les infirmières sont mignonnes, les concierges sont bavards et ainsi de suite. Thanatopracteur, c’est un métier trop...

— Je serai de retour en fin de journée. Je compte sur vous pour faire au mieux.
Il aurait fallu mettre une belle dose de bonne volonté pour faire pire.
— Vous pouvez. Oh, juste une question… Vous envisagez bien de le faire inhumer, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est de tradition familiale. Les de Six-Fours enterrent leurs morts. Quand ils les retrouvent. Cela changerait quelque chose pour vous, si on l’incinérait ?
— Cela se pourrait…
Il s’est éclipsé en haussant les épaules, me laissant en tête à tête avec la dépouille éparpillée de son ex futur héritier. Et avec un doute sur la signification de ce « quand ils les retrouvent ». La famille aurait-elle eu pour habitude d’égarer ses disparus ?

De solides cordes de nylon, du genre de celles que l’on utilise en montagne, avaient été nouées au niveau des avant-bras et des mollets. Personne n’avait eu le cran de les détacher. Les articulations avaient cédé aux épaules et à la hanche. Crac ! Les chevaux avaient peut-être eu pitié du pauvre bougre, ils y étaient allés franco.