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Critique de Darkcook


Presque dix ans que je n'avais pas lu de théâtre de Sartre... Frappé à vie par Les Séquestrés d'Altona, il était graaaaand temps que je m'y remette, et j'avais un peu perdu de vue Jean-Paul au gré de mes découvertes et pérégrinations littéraires au fil des années.

Huis Clos est une pièce absurde qui résonne à sa manière avec du Beckett : Trois personnages arrivent dans une sorte de chambre d'hôtel sans fenêtres ni miroirs, enfermés de l'extérieur, on ne sait trop pourquoi au départ. À la base, rien ne semble les relier, et dans leurs répliques, sonne un abattement très beckettien, de prisonniers physiques et psychiques de la seconde guerre mondiale, de l'horreur. On se dit donc qu'ils sont des victimes de la guerre, séquestrées, qui vont y passer. Puis vient la révélation : Ils sont en réalité aux enfers, pour les crimes qu'ils auraient commis. Leur châtiment est cette éternelle co-habitation. Ces personnages, Garcin, Ines, Estelle, paraissent pourtant a priori sympathiques, davantage victimes du sort et des circonstances qu'autre chose. Mais au fur et à mesure de leur conversation, ils se mettent à livrer les horreurs qu'ils ont commises et dévoilent leur véritable personnalité... Pour le spoiler :

Notre regard change du tout au tout sur eux alors qu'eux-mêmes ne ressemblent plus du tout à ce qu'ils nous paraissaient au début. Le trio le dit : Chaque personnage est un bourreau pour les deux autres, et ont été placés ensemble afin de se tourmenter mutuellement, dans une tourture psychologique pire que les châtiments physiques de Tantale, Prométhée et autres. D'où la fameuse réplique "L'enfer, c'est les autres", en plus d'une obsession du regard de l'autre et de l'absence de miroir dans lequel on peut se réfugier. Il y a des moments et répliques ouvertement comiques et je suis surpris qu'à l'époque, cela n'ait pas été décelé. J'ai dévoré cette pièce en une après-midi, et ce genre de théâtre de l'absurde m'avait vraiment manqué... Je le trouve en plus accessible, puisque Sartre livre son propre méta-texte au travers de ses personnages.

Les Mouches

Une pièce très étrange, plus complexe, qui m'a moins séduit par moments. Huis Clos et Les Mouches sont souvent associées dans les éditions pour leurs ressemblances thématiques. Il s'agit d'une réécriture de l'histoire d'Oreste, revenu à Argos pour venger son père Agamemnon tué par Egisthe, l'amant de sa femme Clytemnestre, et par celle-ci. La ville d'Argos, depuis ce crime, est en proie aux mouches, châtiment divin entre les sauterelles des plaies d'Égypte et la peste d'Oedipe Roi. Ces mouches représentent à la fois la culpabilité collective des habitants, qui ont laissé faire ce crime, et leur culpabilité individuelle face à leurs propres crimes personnels. Tout ceci sous l'égide d'un Jupiter très bizarre, à mi-chemin entre un Dieu païen, un Dieu chrétien et un rhéteur sartrien de l'impuissance et du pessimisme : Pour lui, si les Hommes n'étaient pas prisonniers d'une éternelle culpabilité et d'une perpétuelle expiation, ils seraient libres, de son propre mot, et cette liberté est dangereuse, car elle les conduirait au crime. Seul Oreste se considère libre, sans culpabilité, et surtout, arraché à sa terre, à sa provenance, à son identité. Il veut et peut donc assassiner Egisthe sans problème, ce qui en plus, lui donnera une identité sur terre. Voila qui rappelle inévitablement la pièce moins connue de Sartre le Diable et le Bon Dieu. Oreste pense également délivrer le peuple d'Argos de ses tourments obsessionnels en endossant la responsabilité de ce crime, et en devenant une sorte de bouc émissaire sacrificiel girardien sur lesquels ils se reporteront, plutôt que de se flageller constamment depuis des années. Certes, tout ce schéma est intéressant, mais à mesure que la pièce devenait toujours plus sartrienne avec ces thèmes, j'ai été vraiment moins accroché. Électre, qui voulait tant voir Egisthe mort pour venger Agamemnon et qui a tant désiré le retour de son frère Oreste en sauveur (leur relation est également sujette à interprétations) perd la raison et sombre sous le fardeau de la culpabilité une fois le crime commis, et nous tape sur les nerfs, plutôt que de constituer une nouvelle Lady Macbeth.

Comme nombre de réécritures modernes de l'Antiquité, la pièce est ponctuée d'anachronismes, dans le langage, ses considérations, ses mentalités, ainsi que dans son rapport ambigu à la divinité : La pièce ne peut vraiment se situer dans l'Antiquité grecque, comme elle ne peut non plus se situer dans le monde moderne, et joue sans cesse avec le balancier, dans la rupture de langage, un "Bon Dieu!" en plein polythéïsme, avec son Jupiter prônant une sorte de péché originel garde-fou... Elle appartient seulement à son propre univers, de théâtre. Tout cela est aussi passionnant que cela fait hausser le sourcil! Fascinant à étudier, mais bien des virages et audaces de Sartre peuvent dérouter. Je viens de lire des interprétations sur Internet auxquelles je n'avais pas du tout pensé, et qui me laissent perplexe, mais pourquoi pas!
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