À ces gens, elle donne de l’argent et des conseils. Elle n’est pas leur mère non plus. Elle ne leur en veut pas de ne pas y arriver, de s’acheter un iphone plutôt que de payer le loyer, de retourner jouer au poker, de boire leur salaire, mais jamais elle ne se sentira responsable de ça. Elle fait son boulot. Elle a ses propres problèmes. Ses propres conneries, elle les assume. Et elle en a tellement à son actif qu’elle n’a plus la place pour assumer celles des autres.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle vivait avec ce sentiment qu’elle devait s’excuser d’être là, de déranger…
Les moments vides de nos vies, on les remplit comme on peut.Ces téléphones qu'on emporte partout avec soi et qui contiennent des formes et des sons familiers sont là pour remplir ce vide.Même si c'est avec du vent, c'est un vent rassurant.
Mathilde n'a pas de téléphone.
( p.145)
On a tous une vie, on y tient. Mais quand on s'embourgeoise, on s'attache à bien d'autres choses. Plus on possède et plus on craint de ne plus posséder. Plus on s'attache et plus on est en danger.
Comme elle, Mathilde a peut-être jugé dès le début que cet environnement ne méritait pas qu'on fasse l'effort de le comprendre. Ce boulot, ces gens, cette ville, et, à y réfléchir, tous ses boulots, tous les gens, toutes les villes qu'elle a traversées. Le monde entier. Qu'il glisse sur elle,qu'il gesticule, qu'il baragouine dans son incompréhensible dialecte, elle a pu décider jadis que cela ne la concernerait pas.Qu'elle passerait sa vie à l'observer comme un tableau abstrait.
( p.201)
La représentation n’a de sens que pour le souverain dans ce théâtre des rêves.
La procédure d’expulsion a débuté en décembre avec le premier commandement de payer envoyé par la société qui gère la résidence. Pour elle, ses immeubles sont un investissement et il est nécessaire que les loyers tombent, bon gré, mal gré. Un propriétaire a des sentiments, mais une société de gestion est une machine froide qui se met en branle quand l’argent cesse de la nourrir.
Tu vends du shit ou tu es caissière chez Leader Price, c'est du pareil au même. La morale n'a pas de gosse à nourrir.
Plus on s'éloigne et plus le prix du mètre carré baisse. Ça paraissait un bon calcul, mais c'était sans compter sur le prix du transport individuel. Tous ces gens qui défilent dont la majorité a un gilet jaune posé sur le tableau de bord, bien en évidence, pour montrer leur solidarité, tous ces gens sont devenus dépendants d'une dépendance bien plus insidieuse, bien moins spectaculaire que celle subie par le Parisien qui ne peut se rendre au travail qu'en utilisant les transports en commun. Une grève de la RATP, ça touche tout le monde au même moment. En revanche, le prix de l'essence, du contrôle technique, de l'assurance, des pneus, de la vidange, tout ça n'est pas décidé par une centrale syndicale, ni même un collège d'actionnaires cupides. Ça ne vient de nulle part et, par conséquent, il n'y a personne contre qui se révolter. Alors à défaut de quelqu'un en particulier, on se révolte contre tout en général. p.197
Elle reste là longtemps. Ou peut-être moins.
(p. 280)