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Critique de HordeDuContrevent


Fermez les yeux. Que voyez-vous si je vous dis « Italie ! »…des images à profusion vous viennent en grappes généreuses très certainement, une liste à la Prévert, aussi poétique que prosaïque : son charme romantique, sa chaleur méditerranéenne, ses fragrances de fleur d'oranger, ses pins parasol, son chianti, ses Vespa aux couleurs pastel, ses pâtes, ses cafés bien serrés, ses focaccia, ses panna cotta, ses temples romains, ses canaux vénitiens, les couleurs rayonnantes de Portofino, ses gelato emblématiques. Ses pizzas, oui aussi, oui c'est vrai. La liste pourrait être très longue de cette Dolce Vita fantasmée. N'empêche après avoir lu ce livre, le doux gout de crème de votre mozzarella de bufflonne préférée pourrait se teinter d'un goût un tantinet plus amer, plus métallique, disons plus sanguinolent. Car l'Italie c'est aussi la gangrène de la mafia, sa mainmise, la corruption liée, l'économie souterraine, le blanchiment d'argent sale, la violence.
Gomorra est le cri de Roberto Saviano pour sa terre natale. Ce cri à cause duquel depuis plus de dix ans, cet homme est sous protection judiciaire étant menacé de mort. Originaire de Naples, il a côtoyé la camorra, cette mafia sicilienne, et il nous en offre, dans cet écrit édifiant et audacieux, une idée extrêmement précise et détaillée.

Tel un bateau voulant accoster, dans ce témoignage, nous entrons dans Naples par son port et dès le départ, le ton est donné. Notre première vision de Naples est celle d'une terre battue par les ordures où « des années de déchets poussés vers la rive par les marées ont formé une nouvelle couche », où déjections et hydrocarbures maculent le sol…Bienvenue à Naples…Naples et ses zones moribondes, ses ateliers clandestins, son capitalisme intégriste, son ambiance délétère, ses relations sociales, décrites avec minutie dans ce témoignage. Dans cette ville règne en maître la Camorra selon une structuration et une hiérarchie quasi féodale. Roberto Saviano en décortique le mode de fonctionnement, les codes, les affaires, son imbrication avec le monde économique officiel, ses relations sociales. Sa mainmise sur toute une région.

La Camorra est un mot de flics, celui de Système est préféré par ses membres. C'est un mécanisme plutôt qu'une structure. L'organisation criminelle repose directement sur l'économie. le Système détient tout le secteur du textile, Naples étant le centre de production, articulé autour de la puissance économique des différents clans. Ils sont à la base de la contrefaçon des plus grandes marques italiennes, mais de la contrefaçon de qualité. C'est un réseau économique extrêmement organisé qui se base sur des centaines d'entreprises et des milliers de travailleurs et de patrons. L'influence économique et donc politique et sociale de la Camorra régit la région. Il faut savoir que c'est l'organisation criminelle la plus importante d'Europe par le nombre d'affiliés. Plus importante que la mafia sicilienne (Cosa Nostra) ou la ‘Ndrangheta de la Calabre.

Saviano met en valeur, de façon quasi chirurgicale, entre autres, la concurrence chinoise grandissante et son impact sur la Camorra, les réactions des grandes marques contrefaites, son code d'honneur, les règlements de compte. Il explique comment la Camorra est incontournable pour toute entreprise de la région, un chef d'entreprise étant souvent obligé de devenir salarié de la Camorra car lorsqu'un appel d'offre est lancé pour obtenir un marché public, c'est souvent elle, en corrompant des hommes politiques locaux, qui envoie des sous-traitants. Nous découvrons un monde impitoyable où toute morale est saccagée, hormis le code d'honneur qui lie les membres d'un même clan, sur l'autel du business : trafics de drogues, assassinats expéditifs, même de femmes ou de prêtres, d'hommes politiques surtout, trafics d'armes, enfouissement de déchets toxiques. Et ce en toute impunité. Sans foi ni loi. Nous sommes loin du banditisme mâtiné de couleurs locales et de folklore, la Comorra c'est avant tout du capitalisme pur jus où tout est prétexte à l'échange tant qu'il y a une offre et une demande, tant qu'il n'y a aucune régulation, aucun impôt, aucune trace, les gains obtenus étant ensuite blanchis.

Au-delà de l'horreur souvent dévoilée, j'ai été particulièrement intéressée par la facette sociétale de cette étude. Notamment celle liée aux femmes, toujours présentes et importantes dans les dynamiques de pouvoir des clans. Pour une femme, il est intéressant de se mettre en couple avec un homme de la Camorra car si celui-ci meurt elle percevra un salaire. Chaque conquête est le fruit d'une stratégie et non du hasard, même en amour…

« Tu fais déjà l'ammore, Francesca ? Tu sais pas qu'Angelo finira à Poggioreale (Prison de Naples, considérée comme l'une des plus dures d'Italie) ? – lui a-t-il dit. Faire l'ammore ne veut pas dire faire l'amour mais sortir avec quelqu'un. Cet Angelo étant entré dans le Système depuis peu et il semblait déjà exercé des fonctions d'une certaine importance. D'après le pion, il ne tarderait pas à se retrouver en prison. Sans même songer à défendre son petit ami, la fille avait déjà sa réponse toute prête : - Et alors ? Pourquoi je toucherais pas mon mois Il m'aime vraiment lui – Son mois. C'était la première conquête de la fille. Si le garçon finissait en prison, elle toucherait un salaire. le mois est la paie mensuelle que les clans versent aux familles des affiliés. S'ils ont une fiancée, une copine, c'est elle qui touche la paie, mais pour plus de sûreté, il vaut mieux être enceinte ».

Instructif, captivant, bien écrit et pourtant…pourtant ce ne fut pas une lecture agréable. Au-delà de l'horreur, souvent très bien décrite et que le lecteur affronte en connaissance de cause dans ce genre de témoignage, j'ai eu du mal à saisir la structure du livre, à percevoir son fil directeur, l'auteur passe d'un thème à un autre, nous donnant le tournis, comme quelqu'un d'effrayé, de passionné, d'enragé voulant à tout prix extérioriser toute l'horreur vue et vécue dans un enchevêtrement d'idées se bousculant au portillon, sans ordre les unes par rapport aux autres.
Si chaque chapitre débute avec éclat, serti par une plume étonnante et captivante, il finit par s'enliser dans de longues énumérations faisant étalage d'une connaissance approfondie, voire encyclopédique sur la Camorra. Saviano tient tellement à nous transmettre ce qu'il a découvert, que la plume, de belle et légère, se transforme peu à peu en froid et lourd rapport judiciaire, rendant la lecture difficile, voire lassante. Je l'ai ressenti à chaque chapitre. Un début incroyable, minutieusement surligné, corné, annoté avec enthousiasme, et ensuite un ventre mou rendant la lecture difficile. Certes, je suis bien consciente que ce livre est avant tout une enquête incroyable et immersive, risquée, et une réflexion sur la situation de Naples, mais cette façon non homogène de l'écrire m'a quelque peu perturbée.

Mais finalement peu importe, je reste fascinée par le fabuleux travail accompli par Saviano et ce que nous en apprenons, admirative du courage qu'il a su déployer pour lever le voile sur ce système aux allures de pieuvre. C'est un livre nécessaire, certes pas évident à lire. L'hôpital se moquant souvent de la charité, Silvio Berlusconi, a accusé l'auteur de « faire la promotion des gangs mafieux « et de « donner une mauvaise image de l'Italie », en avril 2010. Par ailleurs, ce livre, paru en 2006, a fait l'objet d'une adaptation au cinéma par Matteo Garrone qui a reçu le Grand Prix du Jury à Cannes en 2008. Il me plait d'imaginer les conséquences que le livre et le film ont eu dans les milieux des affaires et de la politique locale, visés par les révélations de Roberto Saviano.

« Je sentais sur moi une odeur indéfinissable. Comme la puanteur qui imprègne les vêtements quand on entre dans une friterie et s'atténue lentement une fois à l'extérieur, en se mêlant aux poisons des gaz d'échappement. On a beau prendre des dizaines de douches, tremper des heures dans la baignoire, utiliser sels et baumes parfumés, impossible de s'en débarrasser. Et pas parce qu'elle est entrée dans la chair, comme la transpiration des violeurs : l'odeur qu'on sent, on sait qu'on l'avait déjà en soi, comme libérée par une glande qui n'a jamais été stimulée auparavant, une glande assoupie qui se met soudain à sécréter ses hormones, parce qu'on a peur, mais plus encore parce qu'on est face à la vérité. Comme s'il existait dans le corps un organe susceptible de nous signaler ce qui est vrai. En utilisant tous les sens. Directement. Une vérité jamais racontée, jamais filmée ni photographiée, mais qui est là et s'offre à nous. Comprendre comment les choses fonctionnent, quel cours suit notre temps ».

Un livre tel un cri, une dénonciation, un coup de pied dans la fourmilière…au péril de la vie de son auteur. En contrepartie d'une odeur à jamais incrustée en lui, l'odeur de la peur.

Merci à Paul Le caméléon pour cette lecture qui me sort totalement de mes lectures habituelles !
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