Livre reçu dans le cadre de l'opération « Masse Critique » de Babelio dont je remercie les organisateurs ainsi que les éditions du livre mentionné.
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Les survivants" débute comme un roman sur l'enfance, sur la rivalité et la solidarité entre trois frères aux tempéraments très différents. Mais déjà, le titre laisse présager le drame. Un drame, en effet, a eu lieu, il est raconté par Benjamin.
Avec une minutie dans les détails et dans les descriptions,
Alex Schulman installe le malaise au coeur de cette famille qui, quoique particulière par certains côtés (ivresse excessive commune aux deux parents (p 222), laisser-aller général et décalé par rapport aux aspirations d'origine (p 225-6), etc.) est pourtant aimante. Une tension perceptible, tenace et envahissante s'insère dans chaque émotion. La famille dérive en silence. Maman et papa n'ont pas de nom ni de prénom, ce sont des entités qui deviennent quasi fantomatiques.
Le drame survient et sans qu'on sache pourquoi, il est quasiment éludé. L'enchaînement des faits reste flou. Les séquelles physiques et psychologiques (p 248) apparaissent pourtant. Si l'oubli ne vient pas, le non-dit enveloppe la famille et s'amplifie : il éloigne chacun de ses membres. Sans vouloir minimiser ce qu'il s'est passé, on se dit que ç'aurait pu être pire…et c'est bien ce qui nous échappe, le pire de la situation !
Le suspense est maintenu jusqu'au bout. Les lecteurs sont alors déstabilisés lorsqu'ils comprennent en fin de compte la vérité. Les mots écrits retranscrivent les paroles dont l'enfant s'est servi pour se cacher la réalité à lui-même, comme à la thérapeute qui finalement arrive à lui faire admettre la réalité refoulée. Car le cerveau du jeune garçon a transformé une partie des faits, « pour supporter » (p 237) la honte et la culpabilité.
Le roman est construit suivant ce principe : une alternance entre le passé et le présent, le monde de l'enfance et celui de l'âge adulte, les souvenirs et le réel. Les chapitres portent un titre lorsqu'il s'agit d'un moment évoqué dans le passé et ceux qui font référence à la réunion de la fratrie après le décès de leur mère sont indiqués par l'heure qui s'égrène. le roman raconte en parallèle le récit fait lors de la thérapie et le jour de la dispersion des cendres. Car « l'objectif était qu'il parvienne à se comprendre lui-même, à se considérer comme le résultat de son récit. » (p 268). Les lecteurs sont donc menés au rythme qu'imprègne le narrateur à sa confession.
Pour Benjamin, « le temps est un chemin de terre, en tenant sa droite on peut s'y voir passer soi-même, en sens inverse. ». (p 146). Et c'est ce qu'il voit – le chemin de terre où il est resté figé à neuf ans –, lorsqu'il se croit arrivé au terme de sa vie : « Il roula sous la surface de l'eau, libre, désarticulé, et lorsque son pouls s'arrêta, il ne faisait plus ni jour ni nuit, il n'y avait pas de tunnel ni de lumière au bout./ Il y avait un chemin de terre. » (p 255). La chronologie des faits alterne entre le cours linéaire du temps qui avance et celui, à rebours, qui le croise jusqu'à l'abolir, dans un interstice que l'on nomme "le trou de ver" (p 163). Benjamin relie ainsi sa vie réelle d'adulte et sa vie d'enfant bloquée à un instant décisif dans l'espace-temps. le trou est le passage entre les deux, dans lequel sa joie de vivre a été engloutie. Si le temps va "à reculons" (p 42) pour le fils, la mère, en revanche, instaure une continuité fantasmée (p 281-2), dans une vie tout aussi parallèle, qui réussit à la maintenir juste hors de la folie avérée.
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Les survivants" est donc un roman sur l'enfance, son insouciance et ses traumatismes qui survivent également au-delà de l'enfance.
anne.vacquant.free.fr/av/