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Critique de Nastasia-B


Mais pourquoi diable est-ce que je m'ennuie toujours autant à la lecture de l'une ou l'autre Médée ? Avec la Médée d'Euripide, j'avais bâillé à faire de la concurrence aux hippopotames, et avec la Médée de Sénèque, rebelote ! C'est pourtant un personnage réellement intéressant, complexe, symbolique et qui — à mes yeux en tout cas — a tout pour plaire.

J'en viens à considérer l'oeuvre sous deux angles d'attaque très distincts. Sur le plan du pur bonheur de lecture, sur le chapitre du plaisir proprement littéraire, Médée est selon moi un bide monstrueux, une pièce assommante, bavarde, ampoulée, un brin geignarde, volontiers poussive et où les rares moments d'action sont éludés pour notre plus grand malheur.

En ceci, la Médée de Sénèque est très comparable à celle d'Euripide. On pourrait peut-être noter malgré tout un petit surcroît de grandiloquence et de formules tragiques absolument indigestes, malgré une fort belle écriture latine, un petit côté encore plus baroque chez Sénèque, notamment la scène finale de trucidation de progéniture qui aurait tout pour ravir les producteurs américains de films à grand spectacle. Si l'hélicoptère avait existé du temps de Sénèque, nul doute qu'il nous aurait concocté un final à la James Bond. (soupirs) Mais outre cette frêle nuance, dans l'ensemble, c'est quif-quif bourricot, c'est-à-dire un pénible moment de théâtre.

Ceci étant dit, et ne souhaitant pas m'étendre sur ce volet, reste le personnage et ce qu'il symbolise et qui, lui, aurait de quoi alimenter bien des réflexions. Médée est une étrangère, une fille de roi, qui a trahi les siens par amour pour Jason et cela en dépit du fait qu'elle ait une très haute estime de son propre lignage et de son pays natal.

Il fallait donc qu'elle aimât à la folie pour commettre une telle trahison, il fallait donc qu'on justifiât dans sa nation d'adoption de l'ampleur du sacrifice consenti. Et au lieu de cela, qu'est-ce qu'on lui chante, après quelques années, l'on souhaiterait la reléguer au rang de seconde, même pas reine, tout juste lui accorder des mérites de mère et encore, puis la contraindre à l'exil ? Et tout ça pour quoi ? Pour que Jason puisse aller librement convoler en justes noces avec la fille du roi Créon ! Cré non de non ! Ça ne se passera pas comme ça !

C'est bien mal connaître Médée si l'on s'imagine qu'elle va gober la chose et s'en retourner penaude là où d'ailleurs plus personne ne peut vouloir d'elle, précédée qu'elle est par sa sinistre réputation.

Voilà le décor. Ne reste plus qu'à s'imaginer une lionne, une furie qui symbolise toutes les craintes d'un public masculin omnipotent. Médée, la femme fatale, la femme piège, la femme qui ne s'en laisse pas compter, la magicienne, l'étrangère qui n'a donc nulle allégeance à faire vis-à-vis du pouvoir en place, la folle, la mère castratrice, l'épouse indomptable, la fille insoumise bref, l'incarnation de la menace, la révélatrice de l'angoisse enfouie au plus profond des hommes.

Personnage donc hyper intéressant dans un monde méditerranéen machiste à l'extrême. Car une telle furie, à elle seule, est capable de faire ployer la mécanique bien huilée du pouvoir des hommes et de la soumission des femmes. Les femmes, dont les seules raisons d'être semblent résider dans la bonne tenue du foyer, l'incontournable rôle procréateur en ayant fourni au passage un joli motif de satisfaction à peu de frais pour leurs secourables fertiliseurs.

On comprend mieux qu'une telle femme qui se fiche du foyer comme d'une guigne, qui refuse à son mari le droit d'un quelconque plaisir à l'extérieur et qui, de surcroît, n'hésite même plus à supprimer les propres rejetons de ses entrailles, tout ce pour quoi elle a des raisons d'exister, on comprend mieux donc qu'une telle femme cristallise à elle seule beaucoup des angoisses masculines.

En somme, Médée fait peur car Médée choisit son destin et ne laisse pas un homme, fût-il roi du monde, décider à sa place de la conduite à tenir. Ça ne vous rappelle pas quelques débats enflammés de la fin du XXème siècle à propos du droit à l'avortement ? du droit de vote quelques années plus tôt ? et du droit à l'homoparentalité féminine plus récemment ?

Médée fait peur également parce qu'elle n'hésite pas à faire couler le sang, apanage typiquement masculin. Médée fait peur parce qu'elle est un peu enchanteresse et qu'on lui prête également des dons de troisième vue. Ça ne vous rappelle pas le fameux adage débile de « l'intuition féminine » qu'on nous ressort à toutes les sauces, comme un pouvoir supposément magique hérité unilatéralement dans notre chromosome X et qui n'est autre que reconnaître aux femmes des pouvoirs occultes, comme pour leur mieux dénier une quelconque compétence cartésienne.

Médée, c'est aussi l'incarnation de l'étrangère qui réclamerait les mêmes droits que les natifs du sol. A-t-on jamais vu pareille audace ? Peut-on tolérer pareille hérésie, en Grèce comme ailleurs ?...

Bref, Médée fait peur aux hommes de son temps, tout simplement parce qu'elle se comporte en homme exalté et non en épouse soumise. En ce sens, pour tous ceux qui militent pour une plus grande égalité des sexes, Médée est une oeuvre essentielle de l'histoire humaine, chiante à lire, mais essentielle. En outre, n'oubliez surtout pas que ce que j'exprime ici n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. : Je me permettrai juste encore d'ajouter que cette crainte ancestrale d'une femme qui se comporterait à l'égal des hommes est encore très présente, même parmi les milieux les plus progressistes. Prenez par exemple la fameuse chanson de Renaud où le refrain disait en substance (je cite de mémoire) : " Femmes du monde, femme je t'aime, à part bien sûr Madame Thatcher ".

L'ancienne premier ministre britannique a été l'objet de monstrueuses campagnes de dénigrement (par ailleurs tout à fait justifiées quant à sa politique) alors que dans le même temps, Ronald Reagan qui faisait exactement la même politique n'a jamais été autant critiqué. Pourquoi à votre avis ? Tout simplement parce qu'inconsciemment, la majorité des gens refuse à une femme le droit d'agir comme un homme.
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