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Critique de berni_29


Stupeur est un roman qui réunit deux femmes. L'une, Rachel, est une très vieille femme de quatre-vingt-dix ans, mais qui a encore toute sa tête. Elle a combattu autrefois pour un réseau israélien clandestin, précisément en 1948 lorsque le pays d'Israël se construisait dans les convulsions balbutiantes de son histoire. Durant un an, durant cette année traumatisante, elle a été mariée à un homme qu'elle a perdu de vue aussitôt après. Cet homme vient de mourir, il est aussi le père de l'autre héroïne du livre, Atara, cinquante ans, il fut pour elle un père violent. Ces deux femmes vont cheminer l'une vers l'autre, formant l'arc qui soutient le texte, même si dans la poursuite du roman, c'est véritablement Atara qui va porter le récit. C'est déjà comme une transmission...
Le malheur s'invite chez Atara dans le paysage familier et recomposé de son existence, venant bousculer ses certitudes, révéler des blessures dans la difficulté d'aimer, tandis que Rachel, elle, chemine vers une mort inéluctable qui enfouira peut-être à jamais sous la terre des souvenirs inexacts, des secrets mal éteints.
Jérusalem, Haïfa, Tel Aviv... Je m'invite dans ce voyage féminin sans trop savoir où je mets les pieds.
Ces deux femmes qui ne veulent rien lâcher ont tant de choses à se dire, tant de choses à révéler l'une à l'autre, tant de questions qui viennent se fracasser confusément à l'aune de l'incompréhension d'un monde qui leur échappe encore un peu...
Dans un état de bouleversement intérieur, ces deux femmes de deux générations différentes, qui auraient pu ne jamais se connaître ni se rencontrer, entrent dans un long chemin d'introspection, marchant l'une vers l'autre, parfois à tâtons, parfois reculant, toujours étranglées par l'appréhension et l'espoir qu'une lumière vienne forer enfin les ténèbres au moment où elles se parleront.
Livre du deuil, du souvenir, de la mémoire...
Se souvenir est bien plus qu'un travail vibrant de la mémoire, c'est aussi une quête sacrée.
Stupeur se déroulant sur le territoire israélien d'aujourd'hui, je me suis demandé si cette histoire pourrait avoir le même sens ailleurs, à un autre endroit de la planète, meurtri en sa chair ?
Car ce territoire et ce peuple d'Israël portent la rencontre avec les personnages de ce roman.
Est-ce ici l'histoire d'un peuple en quête d'une terre, entre espérance et radicalité, est-ce l'intime qui tutoie l'universel ?
On pourrait y lire le prétexte de la cause du peuple israélien, son errance, sa fragilité, sa douleur, pour dire la vie, la mort, mais l'intention de l'autrice, me semble-t-il, est bien plus subtile et complexe.
Je me suis demandé si le chemin chaotique de ces personnages, de ces familles recomposées, fragmentées par ailleurs dans les blessures, les tentatives de réparations et la culpabilité, était le prétexte à évoquer celui non moins chaotique d'un peuple et d'un territoire, ou bien si cétait l'inverse. Les routes ne sont-elles pas si entrelacées et finalement mélangées qu'il serait vain de vouloir répondre à cette question ?
Il faut sans doute voir dans cette histoire une métaphore des peuples et des territoires, ceux qui, par idéalisme, courage ou aveuglement, ont choisi l'errance, la faim, parfois le fanatisme, la prison, les blessures et la mort.
Mais un mort vaut-il toujours un autre mort ?
L'absence de paix domine dans le coeur des personnages comme dans l'âme blessée d'un territoire.
Les personnages de ce roman portent en eux, dans leur difficulté de s'aimer, celle aussi de se chercher, de se trouver, les traumatismes individuels et collectifs qui continuent d'habiter un territoire névrosé.
Un sentiment de culpabilité prévaut sans cesse tout au long du récit, couture les pages, culpabilité du peuple juif, culpabilité du territoire d'Israël, culpabilité des personnages. Comment ne pas voir dans ce sentiment de culpabilité le drame de l'histoire qui ne cesse de se perpétrer comme une déflagration, dans cette difficulté voire impossibilité de deux peuples, le peuple juif et le peuple palestinien à savoir faire la paix ensemble sur ce territoire blessé dans sa chair ?
Mais faire la paix, ce n'est pas s'aimer.
J'avance moi aussi à tâtons dans cette lecture envoûtante, rassuré par le réconfort de me savoir pas seul.
Ces personnages peuvent être animés par l'amour d'Israël, tout en ne sachant pas aimer leurs enfants, ou du moins pas comme il le faudrait. L'amour n'est jamais loin, l'amour filial, l'amour des autres, l'amour qui étreint, fascinant, fasciné, irrésolu dans le désir de l'autre et le besoin d'être aimé. Certains d'entre eux prennent parfois des décisions dans l'élan de la passion amoureuse. Qui ne l'a pas fait ? Pour cela je pourrais vous dire que Stupeur est aussi un très beau roman d'amour.
Dans ce livre d'une écriture magnifique, d'une beauté crépusculaire somptueuse, Zeruya Shalev nous dit l'impossibilité d'échapper à son histoire.
L'autrice israélienne m'a touché à plusieurs endroits...
Disant le deuil et cette manière balbutiante de reprendre le cours de nos vies après...
Disant comment une femme peut devenir étrangère en sa propre maison...
Disant la trajectoire de jeunes adultes, à peine sortis de l'enfance, qui s'enrôlent dans des unités combattantes...
Disant le suicide de soldats...
Disant comment parfois nos émotions sont piégées dans des bras consolateurs...
Dessinant les personnages multiples de ce roman, offrant leurs voix, leurs gestes, leurs fêlures...
Ce sont des constellations emplies d'espoir et de douleurs, ballottées par des flots impétueux, tandis que leurs proches parfois ne sont plus là, mais demeurent encore présents malgré tout, les côtoient au quotidien, leur laissant désormais le soin de continuer de porter les épreuves de la vie après eux.
Les guerres sont des déflagrations qui fracassent des familles sur plusieurs générations. Et dans les secrets de famille, ce sont souvent les enfants qui paient un lourd tribut. Ici j'ai aimé aussi la manière dont Zeruya Shalev campe ces personnages, loin d'être secondaires, que sont les enfants et qui viennent apporter un peu de leur lumière au texte...
Stupeur est un roman magnifique sur l'âme humaine, sur la tragédie de l'humanité qui transforme des personnages déchirés par des vents contraires, des êtres en prise sans cesse avec leurs destins.
L'écho de ce roman résonne en moi de plusieurs manières, sans doute parce qu'il est venu visiter quelques pans intimes de ma propre histoire familiale.
Dans cette stupeur, où deux femmes sont happées dans le récit pour nous tisser une histoire qui les unit, j'ai été happé à mon tour dans les tourbillons de leur rencontre, l'une ressemblant à ma mère, l'autre à l'une de mes soeurs, toutes deux ayant cherché durant toute leur vie à venir l'une vers l'autre... Derrière les blessures installées, il y a toujours des secrets latents qui sommeillent.
C'est un texte intemporel, qui engage autant dans sa dimension intime qu'universelle.
C'est un roman qui m'a engagé.
Celui d'habiter le monde en continuant d'y poser mes rêves et uniquement l'essentiel.
J'avais décidé de lire ce livre dès le mois de septembre dernier, convaincu par le point de vue dithyrambique de ma librairie préférée qui en a fait son plus grand coup de coeur de la rentrée littéraire. Dans le contexte géopolitique actuel marqué par le conflit du Proche-Orient, ayant commencé à lire ce livre quelques jours après le 7 octobre dernier, j'ai été invité dans cette lecture à effleurer la complexité de l'identité plurielle israélienne, cet hubris tragique qui porte le destin de ce pays, j'ai été invité à m'en approcher, à poser ce regard étonné, inquiet, ahuri, parfois révolté, toujours ému.
Étrangement, malgré un récit qui laisse sans répit, j'ai lu ce livre dans un état ensorcelé par la douceur que je devinais en embuscade, peut-être en raison de la sororité du texte, je venais de quitter les membres d'une famille qui m'étaient devenus résolument si proches.
À la toute dernière page j'ai compris pourquoi l'autrice avait donné ce titre à ce roman, Stupeur, c'est aussi l'une des plus belles émotions qui m'a été donné de ressentir en lisant un livre, ce livre magistral que je ne suis pas prêt d'oublier.
Dans ce roman qui aurait pu être étranger à moi-même, il y a cependant ici ce qui nous ressemble et nous rassemble à jamais : la vie, l'amour, la mort, c'est-à-dire ce qui nous saisit et nous dessaisit inexorablement.

Je tiens à remercier ma fidèle amie Anna (@AnnaCan) pour cette lecture commune, heureux qu'elle ait accepté mon invitation. L'actualité violente et douloureuse du Proche-Orient s'est forcément invitée dans nos échanges riches et complémentaires, même si ce ne fut pas l'essentiel de notre dialogue inspirant. L'essentiel est cette passerelle entre nos deux expressions. Merci à toi.
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