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Critique de Charybde2


À la chute de l'URSS, entre Ukraine et Russie, Mertvecgorod est devenue indépendante. Désormais terminus du crime, de l'ordure et du spectaculaire marchand, il faut paradoxalement la visiter pour mieux saisir ce qui nous hante et nous guette, dans l'impressionnante sauvagerie de son humour noir.


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/25/note-de-lecture-images-de-la-fin-du-monde-christophe-siebert/

Lorsque l'Union Soviétique s'est effondrée, il y a eu quelques territoires suffisamment éloignés des grandes capitales nationales, suffisamment corrompus, suffisamment riches pourtant de ressources plus ou moins secrètes – et globalement illicites ou presque -, pour que des officiels et des seigneurs du crime, économique ou non – en attendant que de véritables oligarques s'y proclament -, puissent en établir discrètement mais officiellement l'indépendance. À la frontière de la Russie et de l'Ukraine, la ville de Mertvecgorod, devenue la République Indépendante de Mertvecgorod (RIM), est la plus célèbre et la plus peuplée, avec ses 8 millions d'habitants (selon sa fiche Wikipédia, dont l'abrégé vous est offert en annexe 1, page 325 de l'ouvrage) de ces créations apparues pas tout à fait ex nihilo, mais par l'application logique des forces du marché, qu'on les estime ici dévoyées ou non.

Sauf que, bien entendu, malgré les importants volumes de documentation (disponibles en annexes de l'ouvrage et surtout sur le site de l'auteur, ici) créés durant les années de travail préparatoire, Mertvecgorod n'existe pas – en tout cas, pas au sens où nous l'entendons généralement. Publié en 2020 chez Au Diable Vauvert, un an après « Métaphysique de la viande », « Images de la fin du monde » nous en propose néanmoins une formidable radiographie agencée, mêlant divers moyens d'enquête (depuis celle d'un journaliste occidental jusqu'à celle de policiers ou para-policiers locaux, en passant par toutes sortes de récits, d'observations, de rapports officiels ou officieux) qui constituent autant de « Chroniques de Mertvecgorod » (le sous-titre de l'ensemble) dont les résonances orchestrées entre elles constituent de facto un véritable roman.

Pour donner forme et outrance à l'important matériau fourni dans notre réalité par la décomposition et la reconstruction partielle selon d'autres critères de ce qui fut l'empire soviétique, Christophe Siébert a su transformer et réinterpréter à merveille, de façon très personnelle, l'amoncellement de réel et d'imaginaire issu de l'implosion / explosion de 1991, à Moscou et sur l'ensemble des 22 millions et demi de kilomètres carrés qui furent l'Union soviétique. Si l'écrivain et politicien Édouard Limonov (dans une version puissamment retravaillée au corps, naturellement) fournit la matrice de l'un des personnages-clé de « Images au bout du monde », on trouvera ici également toutes sortes de bribes magnifiquement trafiquées, portant clin d'oeil (notamment lorsque leurs auteurs donnent leur nom à certains personnages) du côté de Vladimir Kozlov et de sa banlieue de Koursk hallucinée, de Vladimir Sorokine bien sûr (des failles de l'âme russe traitées à l'explosif dans « Roman » à la quête nationale et sexuelle du « Lard bleu », en passant par la mise en scène sauvage d'un mysticisme sectaire hors normes dans la trilogie « La glace » / « La voie de Bro » / « 23 000 »), voire de Zakhar Prilepine et de ses « Chaussures pleines de vodka chaude » et des investigations ukrainiennes conduites en son temps par Thierry MarignacRenegade Boxing Club » et « Milieu hostile », surtout), ou même de Valery Zalotoukha et de son « Dernier communiste ».

Mertvecgorod s'est installée à une soigneuse distance de deux autres cathédrales issues en tout ou partie d'une interprétation créative, politique et poétique de la réalité post-soviétique, celle du post-exotisme (car l'oeuvre collective d'Antoine Volodine, de Lutz Bassmann, de Manuela Draeger et d'Elli Kronauer peut se lire de plus d'une manière, au long cours, comme un formidable « À la recherche de la révolution perdue ») et celle de Yirminadingrad (car « Yama Loka Terminus », « Bara Yogoï », « Tadjélé : récits d'exil » et « Adar », en traquant sous l'impulsion décisive de Léo Henry et de Jacques Mucchielli les tenants et aboutissants de l'immense cité fictive des rivages nord de la mer Noire, font bien d'une déliquescence apparemment localisée le bréviaire d'une vraie compréhension poétique et politique du monde contemporain).

Si Mertvecgorod se place résolument sous le signe de l'avidité et de l'ordure, le sexe y joue un rôle essentiel (Christophe Siébert, par ailleurs éditeur d'une collection de pornographie chez La Musardine, connaît bien ce sujet) : sexe ayant basculé sans ambiguïté du côté du crime pur et simple (il mentionne ce fait terrible avec finesse dans un bel entretien avec La Spirale, ici), mais aussi et peut-être surtout sexe se heurtant aux mécaniques de domination envahissant l'intime, et devant y réagir (à Mertvecgorod, ce ne peut globalement être que dans le désespoir). Dans cette voie, il n'y a peut-être aujourd'hui que Jean-Marc Agrati, celui du « Chien a des choses à dire » et de ses continuations par d'autres moyens, qui sache aussi bien saisir que Christophe Siébert le caractère profondément explosif de ce que le spectaculaire marchand a fait de nos désirs.

Conçu avec un extrême brio pour simultanément horrifier et enchanter par son traitement spécifique de l'imagination de la déliquescence et du déchet civilisationnel, « Images de la fin du monde » déstabilise en grand dans un formidable éclat de rire jaune et noir.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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