A propos des ateliers chinois de la rue Popincourt (XIe arrondissement de Paris) où s’entassent des milliers de shmattès.
Nous n’en revenions pas d’observer cette même marchandise qui, chaque samedi, séduisait la plus branchée de notre clientèle. Elle la passait dans les cabines d’essayage, la découvrait à son goût, et ce chemin parcouru par une robe, un jean, une tunique, si communs dans les magasins de gros puis soudain, comme par magie, si attrayante dans l’espace soigné de nos boutiques, nous semblait chaque fois inattendu et fabuleux.
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Ce qui comptait c'était d'occuper le terrain, de faire impression. Mais la première impressionnée c'était moi, la débutante, qui pour se donner une consistance dont elle se croyait dépourvue s'était persuadée de sa vocation à embrasser le métier de commerçant.
Fille de boutiquiers, Rayele se met au sortir de la guerre à acheter et revendre des articles de confection. On n'est pas loin du bric-à-brac de Lili sur les marchés de Charleroi. De là, un premier magasin à Liège, un petit local au début de la rue Féronstrée, suivi d'un autre similaire, à Bruxelles. Elle s'y installe avec Tina au début des années 1960 pour se rapprocher du centre, du là-où-ça-se-passe. Rayele le sait: Tina a besoin d'air, Tina a besoin de jeunesse, Tina a besoin de plus que ce que sa mère peut lui offrir.
Nous aurions pu dire la même chose de notre monde de confectionneurs de shmattès. Le mot, du yiddish, vient de szmata, un chiffon en polonais, autrement dit des « loques », des « bouts de tissus sans valeur » que nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents confectionnaient et vendaient. Le terme a traversé les époques, les pays, les langues, rappelons-nous Kafka en 1911 : « Nous comprenons tous bien plus le yiddish que nous le croyons. » On le trouve même un temps dans le langage des camps, une sorte d’euphémisme morbide : « Les Allemands nous imposaient de dire, concernant les corps, qu’il s’agissait de figuren, de marionnettes, ou de shmattès, de chiffons. Celui qui disait le mot « mort » ou « victime » recevait des coups »
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Ce qui laisse entendre que partir c'est trahir, et que vivre c'est tuer l'autre.
Au final, on demande aux codes de l'habillement de dire à notre place qui on est, d'où on vient, à quoi on aspire.
Le made in China n'appelait pas à mille développements; dans ma tête, il était venu remplacer le savoir faire du shetl.
Nous étions tout à tour pionniers ou suiveurs, pestant lorsque nous étions copiés, prenant un air innocent lorsque nous avions copié.
A porter l'attention sur le double sens de sweat, on comprend qu'il a beaucoup à voir avec l'idée de peine. Impossible de ne pas penser que sweatshop alliant efficacité et main-d'oeuvre corvéable à souhait ( pas même pour le prix d'une bouche à nourrir), les Allemands ont créé un modèle dans le genre - Arbeit macht frei, n'est-ce-pas ? -, Auschwitz, du verbe schwitzen; cousin du sweat anglais, où l'on comprend qu'il est toujours question de sueur.
Ce continuum était notre religion : tailleur, machine à coudre, juif, se refaire, s'enfuir, tout cela faisait partie pour nous d'une seule et même histoire.