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Critique de marko59


Une lecture très marquante dont il vaut mieux connaître le moins possible d'éléments pour vivre pleinement l'expérience qu'il propose. Je suggère de faire deux présentations successives: une première plus allusive, sans spoilers, et une seconde plus explicative qui tente une interprétation d'ensemble pour ceux qui aimeraient en discuter.

Roman est un jeune homme orphelin qui revient dans son village natal pour se consacrer à la peinture. Il y retrouve famille, amis, serviteurs et paysans dans une succession de tableaux qui font revivre cette russie éternelle et idéalisée qui nous plonge dans une atmosphère de fin de siècle (le XIXe). 500 pages pour une succession de morceaux de bravoure au style lumineux et puissant. Des dialogues dignes des pièces de Tchekhov, des descriptions naturalistes inoubliables inspirées des écrivains et grands peintres russes (Levitan, Kouindji...). Une ascension vertigineuse d'abord contemplative et poétique puis de plus en plus animée et rythmée jusqu'à un point culminant très intense. Arrivent ensuite les 100 dernières pages qui sidèrent et font courir le risque de lâcher le livre ou au contraire de rentrer dans une expérience littéraire hallucinatoire et abstraite... Je n'en dis pas plus. ça passe ou ça casse. J'ai d'abord lâché l'affaire puis j'y suis revenu et j'ai trouvé ce final époustouflant et indispensable autant qu'irritant et gonflé.

Une proposition d'interprétation: SPOILERS!!

Roman démarre par une séquence importante mais qu'on oublie en partie ensuite et qui montre un cimetière dans la campagne. Une tombe laisse deviner, à moitié effacé, le prénom "Roman" dans un calme absolu d'éternité. Puis l'histoire commence et nous montre l'arrivée de Roman dans une petite gare. Et le voilà qui part à la rencontre de ces lieux d'enfance qu'il aimait tant, de tous ces gens qui semblent si pleins d'affection pour lui (oncle, tante, médecin, scientifique, prêtre, moujiks...). On part à la chasse, on se baigne dans la rivière, on cueille les champignons après l'orage, on disserte sur la vie, la mort, l'amour, la foi... Nous sommes dans une Russie de rêve, une Russie de l'avant bolchevisme, un monde qui évoque toute la tradition littéraire depuis Pouchkine. Bien des auteurs sont cités ou évoqués... Tout cela est beau et a du souffle. On se laisse emporter par une jouissance des sens qui prend une dimension presque mystique dans ce contexte de Pâques russe. On assiste à une histoire d'amour qui transfigure les protagonistes et culmine dans une scène de noce d'anthologie...

Mais durant tout ce récit noble et vibrant on sent insidieusement une menace sourde, on croise un personnage troublant et récurrent qui prophétise, on entend certaines pensées de Roman qui se révèlent plus confuses ou plus troubles que son personnage solaire ne le laisse deviner a priori... Il semble y avoir un écart entre toute cette harmonie collective presque trop belle et une forme de vide métaphysique qui s'engouffre en lui et risque de déséquilibrer tout l'édifice. Puis Roman croise un loup dans la forêt et se sent pris d'une pulsion destructrice...

Au plus fort de l'extase amoureuse et mystique qui pourrait clore le récit, Roman bascule dans une violence inouïe et l'écriture de Sorokine se déstructure complètement pour atteindre au fil des pages une dimension totalement abstraite, géométrique même, qui rappelle la peinture constructiviste de Malevitch. C'est asphyxiant, sidérant, hallucinant au risque de perdre son lecteur devant cette accumulation de gestes répétitifs qui malgré tout construisent une sorte d'édifice, de mausolée macabre dont la signification est multiple. Sorokine semble vouloir nous dire que l'amour de ces deux jeunes gens dépasse le cadre matériel dans lequel il s'inscrit. Il suggère également de manière métaphorique l'éclatement que le bolchévisme a provoqué au sein de cette utopie de l'âme russe en harmonie avec la nature et la spiritualité. le démembrement littéral comme figuré qu'opère le récit semblant faire écho aux atrocités perpétuées par la suite dans l'histoire de la Russie.

L'ensemble laisse comme hébété par tant de puissance, de richesse métaphysique, d'expérimentation artistique qui nous fait basculer des tableaux naturalistes et symbolistes des 5/6e du récit vers la fragmentation des formes et l'abstraction géométrique de la fin. Sorokine est un continuateur et un réformateur. Il règle son compte avec ses maîtres en leur rendant hommage puis en tapant du pied de colère. Construction/Déconstruction.

Reste ce sentiment à l'arrivée d'être dans une pensée agonisante d'où les souvenirs et les derniers souffles de vie se retireraient progressivement en faisant surgir des images de toute beauté qui ont la nostalgie de l'enfance puis des hallucinations cauchemardesques monstrueuses. Roman n'est plus.

Et Roman est aussi ce roman que Sorokine est en train d'écrire et qui est sa propre hallucination. le récit est daté à la fin 1985-1989, période de rédaction de ce livre. Roman est le cauchemar de l'artiste qui revisite la tradition et la tire vers la lucidité horrifiée de l'homme de la fin du XXe siècle marqué par ses atrocités. Sorokine dit régulièrement que la Russie est condamnée à répéter à l'infini les mêmes erreurs et ce livre en est une illustration géniale et fulgurante.

Une oeuvre d'art qui a une sorte d'équivalent au cinéma avec le film « My Joy » de Sergei Loznitsa sorti la même année en 2010. Rencontre probablement fortuite entre deux grands artistes mais très signifiante quant au regard qu'ils portent sur leurs pays respectifs.
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